Pour l’économiste Thomas Piketty, les très hautes rémunérations sont économiquement inefficaces et socialement injustes ; elles menacent la démocratie. Pour les faire reculer, il faut les imposer lourdement.
Source : extrait d’Alternatives Économiques de janvier 2009
Les rémunérations observées en haut de la distribution des revenus ont effectivement atteint un niveau extravagant. C’est un gros problème, pour l’économie, pour la démocratie, et je pense malheureusement qu’on n’est pas près d’en venir à bout. […]
J’en suis venu à penser que la seule solution serait de revenir à des taux marginaux d’imposition quasi confiscatoires pour les très, très hauts revenus. Imposer des taux marginaux de 80 %, voire 90 %, sur les rémunérations annuelles de plusieurs millions d’euros me semble inévitable, incontournable. Cela prendra du temps, mais je pense qu’on finira par en arriver là. Comment en suis-je venu à ce point de vue qui pourrait sembler fruste ou simpliste ? […]
En constatant l’incroyable timidité des réactions publiques dans la situation présente : il nous faut injecter des dizaines, voire des centaines de milliards d’argent public dans les banques,alors que ces mêmes banques ont versé et continuent de verser des rémunérations colossales aux dirigeants l’origine de cette déconfiture…
Il est tout de même inouï que ce soit le même Henry Paulson, secrétaire au Trésor de l’administration Bush, qui soit chargé de gérer les dizaines de milliards d’argent des contribuables destinés à renflouer les banques américaines alors qu’il a retiré personnellement 400 millions de dollars durant les dix ans qu’il a passés à Goldman Sachs !
Rappelons ici ce que fut la réaction publique après 1929, suite à l’accession de Franklin D. Roosevelt à la présidence des Etats-Unis. Quand Roosevelt est élu à la Maison Blanche, en 1932, le taux marginal est de 25 % ; les années 20 ont vu également une explosion des hautes rémunérations. En trois étapes, Roosevelt fait passer le taux marginal à 63 % en1932, 79 % en 1936, puis 91 % à partir de 1941, un niveau qui sera maintenu jusqu’en 1965, où il est ramené à 77 %. Et, quand Ronald Reagan est élu président, en 1980, le taux marginal d’imposition est encore de 70 %. C’est ainsi qu’entre 1932 et 1980, le taux marginal d’imposition applicable aux plus hauts revenus a été supérieur à 80 %, en moyenne. Pendant un demi-siècle. Et cela ne se passe pas en Union soviétique, mais aux Etats-Unis d’Amérique !
La leçon de cette histoire est que ce niveau d’imposition marginale n’a pas tué le capitalisme, ni mis au pas les droits de l’homme. Une leçon bonne à rappeler dans un moment où l’on nous explique, pour justifier le bouclier fiscal, que c’est un droit de l’homme fondamental de ne pas payer plus de 50 % d’impôts quand on perçoit des bonus de plusieurs millions d’euros. Eh bien, on a fait tout autrement durant un demi-siècle sans que le capitalisme et la démocratie s’en soient moins bien portés pour autant. Bien au contraire. […]
Je pense effectivement que le système rooseveltien avait beaucoup de vertus au vu du cycle que nous avons connu depuis le début des années 80. Il s’est traduit par une baisse massive de la progressivité de l’impôt aux Etats-Unis, puis dans les pays européens, suivie d’une explosion des hautes rémunérations et des inégalités salariales. Et il se conclut aujourd’hui en apothéose par cette crise majeure dont l’origine est clairement liée aux évolutions antérieures. Tout cela devrait nous faire réfléchir et je pense qu’on ne parviendra pas à mettre fin à cette logique sans modifier l’imposition. […]
L’enjeu n’est pas d’appliquer un taux d’imposition confiscatoire au premier cadre ou créateur d’entreprise dont les revenus sortent un peu de la moyenne. En 1932, le taux supérieur de Roosevelt s’appliquait aux revenus annuels supérieurs à 1 million de dollars de l’époque, soit 10 millions de dollars d’aujourd’hui ! A partir de 1941, le taux supérieur de 91 % s’est appliqué aux revenus supérieurs à 200 000 dollars de l’époque, soit 2 millions de dollars d’aujourd’hui, puis s’est stabilisé autour de ce niveau. Sans donner de seuil précis, l’idée est d’appliquer ces taux à des revenus véritablement très élevés et fixer ainsi une borne qui réduise drastiquement, à partir d’un certain niveau, l’incitation à se servir dans la caisse. […]
Le système est tel que quand vous vous engagez dans des opérations à haut risque et que ça marche, vous gagnez des millions,voire des dizaines de millions d’euros. Et quand ça ne marche pas, non seulement vous ne perdez rien, mais c’est l’entreprise qui paye, à travers la masse de ses salariés, ou pire, ce sont les contribuables qui sont mis à contribution. Pas besoin d’aller plus loin pour comprendre l’origine des comportements insensés observés dans la finance ces dernières années. […]
L’argument massue avancé par les défenseurs d’une faible fiscalité sur les très hautes rémunérations est qu’il faut récompenser les gens qui font vraiment fortune grâce à leur travail. Or, ces working rich sont-ils plus efficaces ? Aucune étude ne permet d’étayer cette idée. De nombreuses études montrent au contraire qu’au-delà d’un certain niveau, les rémunérations des dirigeants ne sont guère corrélées aux résultats de leur action. […]
Enfin, quitte à me répéter, on ne peut pas faire l’impasse sur la crise actuelle : c’est tout de même la preuve patente que ces rémunérations astronomiques ont suscité des choix qui nous contraignent d’injecter des centaines de milliards d’argent public pour sauver le capitalisme. C’est une démonstration grandeur nature du caractère inefficace des bonus en tout genre et du fait que cette explosion des hautes rémunérations relève tout bêtement d’une captation pure et simple de la richesse parle groupe dirigeant. […]
Ce sont les comités de rémunération, formés eux-mêmes d’autres dirigeants, qui fixent les rémunérations des dirigeants. Ils observent la moyenne des rémunérations dans les autres entreprises et si le dirigeant est plutôt bon – et il n’y a pas de raison qu’il ne le soit pas car cela signifierait que ceux qui l’ont recruté et qui l’évaluent ne le sont pas –, on lui accorde un revenu plutôt au-dessus de la moyenne, ce qui fait mécaniquement monter celle-ci pour le plus grand bénéfice de tous. Il n’y a donc plus de point de référence objectif, ni de force de rappel. […]
Tout cela aboutit à une situation totalement insupportable du point de vue de la justice sociale. Comment pouvez-vous oser expliquer aux gens qu’il faut introduire des franchises médicales afin de faire des économies de quelques euros sur les remboursements de Sécurité sociale et, dans le même temps, dire qu’il faut absolument laisser la moitié de leurs revenus aux personnes qui gagnent des dizaines de millions d’euros ? C’est évidemment totalement impossible à comprendre, et même si cela ne concerne qu’un nombre relativement réduit de personnes, c’est clairement une menace pour le fonctionnement de la démocratie.