Par Dean Baker sur ContreInfo :
Poussée jusqu’à sa conclusion, la logique de mise en concurrence des salaires délocalisables – c’est à dire pour le moment ceux de l’industrie, mais également de plus en plus une partie des emplois de service – est absurde et intenable. Intenable, parce que la disparition progressive de la production industrielle se traduit forcément par l’importation des biens qui ne sont plus fabriqués. En dehors du cas – peu probable, convenons-en – d’une livraison à titre gracieux, la question devient alors : comment financer ces importations ? Pour y parvenir, cela nécessiterait un accroissement du volume et des prix des services exportés à un niveau qui semble parfaitement irréalisable. Absurde, parce que ce « modèle » économique aurait pour résultat à terme de n’offrir au plus grand nombre que des emplois de services sous-qualifiés et sous-payés, alors même que l’exigence de qualification croît sans cesse. Voilà résumé en quelques mots l’argument que développe ici l’économiste Dean Baker, co-directeur du Center for Economic and Policy Research.
Pourrions-nous nous inspirer de cette analyse et en tirer la conclusion qu’il faille redévelopper la production industrielle ? Mais, direz-vous sans doute, quid de la pression internationale ? A partir du moment où la concurrence au moins disant salarial s’est installée comme règle communément admise, nulle nation ne peut s’en affranchir, sauf à risquer de voir rapidement son niveau de prix compromettre la compétitivité de ses produits. C’est bien le coeur du problème. Le jour où la « création de valeur » s’est substituée à la création de richesse s’est enclenchée une mécanique infernale dont nous subissons les désastreuses conséquences. Au sein d’une société, la redistribution des richesses produites s’effectue de deux façons. A travers l’échange marchand, bien sûr, mais aussi et de façon moins comprise, à travers des mécanismes redistributifs internes aux organisations. Un exemple évident de cette fonction redistributrice est – était ? – donné par les services publics, dont les mécanismes de péréquation assuraient à tous l’accès à des services pour un prix souvent inférieur au coût unitaire réel de la prestation. Mais le même type de répartition interne aux organisations existait aussi dans les entreprises privées. Par exemple, l’agent de service à la cantine de Renault pouvait bénéficier d’un salaire décent en raison des bénéfices réalisés sur l’ensemble de l’activité. Avec l’instauration du règne de l’actionnaire, cette logique de solidarité collective des organisations a volé en éclat. La recherche à tout prix de la maximisation de la valeur ajoutée a entraîné une décomposition des coûts et une segmentation en centres de profits, avec pour conséquence immédiate l’externalisation dans un premier temps, puis de plus en plus, la délocalisation des activités les moins rentables. Résultat ? Un appauvrissement des sociétés. Prenons l’exemple des services publics. La concurrence sur les secteurs les plus rentables casse le mécanisme redistributif et contraint les « opérateurs historiques » à abandonner les activités insuffisamment rentables, à défaut d’une subvention de l’Etat. Dans le privé, le résultat est le même. Au lieu de la redistribution implicite intérieure à l’entreprise, on a désormais une captation de la part du lion de la valeur ajoutée par l’actionnariat mondialisé, et un appauvrissement relatif des salariés de l’entreprise et de la sous traitance. Aux uns la substantifique moelle, aux autres les miettes, avec pour résultat agrégé un appauvrissement de la société, le capital étant « stocké » dans des actifs inflatés. Avant que les recettes keynesiennes ne fassent un retour en force sur le devant de la scène pour cause de catastrophe mondiale, les économistes – et très récemment encore le gouvernement, pour refuser la relance par la demande – les déclaraient mortes, en raison des « fuites ». Augmenter les salaires n’aurait servi à rien, disaient-ils, sauf à enrichir les pays exportateurs. Mais qu’est -ce donc que le mécanisme que nous venons de décrire si ce n’est une forme de fuite, justement ? Fuite vers l’actionnariat, au détriment de la richesse produite et partagée par une nation, en raison du chantage perpétuel au désinvestissement – au retrait des capitaux – auxquel nous avons accepté de nous soumettre. Ce capital délocalisé, libre de nuire et d’exercer son incessante pression, a appauvri les sociétés. C’est bien là que l’on a assisté à un « toujours plus » véritablement odieux, et bien peu dénoncé par les émules de De Closet, soit dit en passant. Ce qui était hier impossible, sortir en cavalier seul de ce jeu délétère, pour cause de sanction immédiate des marchés, le deviendra-t-il aujourd’hui ? En raison de son poids dans l’économie mondiale, l’Europe aurait été en mesure d’instituer ses propres règles et de protéger ses citoyens. Las, les traités fondateurs ont incorporé les tables de la loi du Consensus de Washington, et leur très sourcilleuse gardienne, la commissaire à la concurrence Neelie Kroes veille au respect du dogme. Pourtant, l’ampleur des bouleversements et des remises en cause auxquels nous assistons permet d’espérer. Encore faut-il dégager une voie alternative. C’est ce à quoi nous tentons de contribuer.
Contre Info
Une nation sans industrie ? Par Dean Baker, Dissent Magazine, 11 mars 2009
J’ai souvent pensé que les économistes devraient être tenus d’avoir une meilleure familiarité avec la simple arithmétique. Cela leur permettrait d’éviter de proférer de nombreuses bêtises qui passent pour du bon sens, telle par exemple l’idée que les États-Unis ne seront plus un pays d’industries dans le futur.
Ceux qui pratiquent l’arithmétique peuvent rapidement déceler l’absurdité de cette affirmation, qui implique bien évidemment que les États-Unis importeraient la quasi-totalité des produits manufacturés. Le problème est que, à moins de trouver des pays qui acceptent de nous livrer gratuitement leurs biens manufacturés, nous devons trouver quelque mécanisme permettant de régler nos importations.
Les partisans de la thèse de la fin de l’industrie affirment que nous y parviendrons grâce à l’exportation de services. C’est là que le calcul devient fort utile. Le volume des échanges de marchandises des États-Unis est d’environ trois fois et demie le volume de ses échanges de services. Si le déficit dans les échanges de produits devait continuer à croitre, nous aurions besoin d’un incroyable taux de croissance à la fois sur le volume et l’excédent dégagé par l’exportation des services afin de parvenir à équilibrer à peu près notre balance commerciale.
A titre d’exemple, si nous perdons la moitié de la production industrielle au cours des vingt prochaines années, et que l’importation de services continue à croître au même rythme que durant la décennie écoulée, nous devrions alors augmenter les exportations de services à un taux annuel moyen de près de 15% au cours des deux prochaines décennies si nous voulions atteindre l’équilibre de la balance commerciale en 2028.
Un taux de croissance annuel des exportations de services de 15% est environ le double de celui que nous avons connu au cours de la dernière décennie. Il faudrait être vraiment très créatif pour parvenir à expliquer comment on peut anticiper un doublement du taux de croissance des exportations de services sur une base durable.
Et cette idée devient encore plus invraisemblable lorsque l’on se livre à un examen plus approfondi des services que nous exportons. Le secteur le plus important est celui du tourisme, c’est à dire l’argent que dépensent les visiteurs étrangers aux États-Unis. Ce poste représente à lui seul près de 20% de nos exportations de services.
Il n’y a rien à reprocher au secteur d’activité du tourisme. Toutefois, l’idée que les travailleurs américains soient en quelque sorte trop instruits pour occuper des emplois de production industrielle, mais devraient à la place faire les lits, servir les tables, et nettoyer des toilettes pour les touristes étrangers, est quelque peu risible. Bien sûr, avec des institutions adaptées (par exemple des syndicats forts), ces emplois pourraient être bien rémunérés, mais il n’est visiblement pas évident qu’ils ne requièrent plus de compétences que ceux de l’industrie manufacturière.
La catégorie « autres transports » représente 10% des exportations de services. Ce poste comptabilise les frais pour le transport de marchandises et de services portuaires que les importateurs payent quand ils apportent leurs produits aux États-Unis. Ce service augmente lorsque nos importations en hausse. En fait, il correspond à de l’argent pris dans la poche des consommateurs, car ce coût est inclus dans le prix des marchandises importées.
Les redevances et droits de licence comptent pour 17% dans nos exportations de services. Il s’agit des redevances que nous obtenons des pays qui doivent les incorporer à leurs prix en raison du droit d’auteur et de la protection brevets. Il pourrait devenir de plus en plus difficile de percevoir ces redevances alors que l’extension d’Internet permet de copier et d’échanger instantanément et pour un coût nul de plus en plus plus de films, de logiciels et de musique. Il n’est pas évident que le reste du monde soit prêt à utiliser des techniques policières afin d’encaisser des recettes pour Microsoft et Disney. Dans cette équation, le sort des brevets sur les médicaments est encore plus douteux. Les pays en développement n’ont aucune envie de voir mourir leur population afin que Pfizer et Merck puissent collecter les importants bénéfices de leurs brevets sur les médicaments. Cette composante des exportations de services est donc susceptible de subir une pression considérable dans les années à venir.
Une autre grande catégorie d’exportations de services est celle des services financiers. Ce secteur a représenté environ 10% des exportations de services au cours des dernières années. Il est douteux que cette part puisse être maintenue dans les années à venir. Wall Street était réputée être l’étalon-or du monde de l’industrie financière, offrant les meilleurs services et les normes professionnelles les plus élevées. À la suite des scandales qui ont été révélés cette année, Wall Street a perdu son standing pour le reste du monde. Après tout, les investisseurs n’ont nul besoin de se rendre à New York et de confier leur argent à Bernie Madoff ou à Robert Rubin pour se faire dépouiller : à peu près partout dans le monde on peut faire aussi bien. L’administration Obama sera peut-être en mesure de mettre en œuvre les réformes du secteur financier qui rétabliraient sa réputation d’intégrité aux yeux des investisseurs étrangers, mais cela nécessitera d’y travailler sérieusement.
Enfin, il y a la catégorie des services commerciaux et aux entreprises, qui représente environ 20% des exportations de services. C’est le domaine des hautes technologies et des services hauts de gamme. Il inclut l’informatique et l’activité de conseil en gestion.
La croissance rapide de ce secteur créerait plus d’emplois très qualifiés aux États-Unis, mais l’idée qu’il pourrait finalement se développer suffisamment pour soutenir un pays privée d’industrie est en elle-même absurde. Tout d’abord, même si ce secteur représente une part importante des exportations de services, il est seulement égal à environ 0,8% du PIB. Même s’il quadruplait au cours des deux prochaines décennies, il serait loin de pouvoir couvrir le déficit commercial actuel, sans même parler de l’augmentation du déficit que provoquerait la perte d’encore plus d’activités industrielles.
Plus encore, il est invraisemblable de croire que les États-Unis seront en mesure de dominer ce secteur dans les décennies à venir. Ils disposent certainement d’une longueur d’avance dans les technologies informatiques sophistiquées et sur certaines techniques de management, mais on peut se demander combien de temps cet avantage pourra être maintenu. Il existe déjà beaucoup d’entreprises de services informatiques de classe internationale en Inde et ailleurs dans les pays en développement, et ce nombre augmente rapidement.
Les ingénieurs en informatique et en logiciel dans ces pays sont tout aussi qualifiés que leurs homologues américains, et sont souvent prêts à travailler pour moins d’un dixième du salaire des États-Unis. En outre, contrairement aux voitures et à l’acier, dont le transport sur de longues distance est très onéreux, la livraison de ces logiciels dans le monde entier ne coûte rien. Compte tenu des règles économiques de base, il semble qu’il y ait fort à parier que les Etats-Unis perdent leur part dans ce secteur de l’économie mondiale. Dans vingt ans, il est très probable que les États-Unis seront un importateur net de cette catégorie de service, à moins bien sûr que les salaires dans les États-Unis ne s’adaptent aux niveaux mondiaux.
En résumé, l’idée que les États-Unis puissent survivre sans industrie est invraisemblable : elle impliquerait un taux de croissance fantastiquement rapide des exportations de services pour lesquels il n’existe aucun précédent historique. De nombreux économistes et experts ont affirmé que le prix de l’immobilier pourrait toujours continuer à monter, en dépit de l’absurdité flagrante de cette position. L’affirmation selon laquelle l’économie américaine peut se maintenir sans un important secteur industriel est également une proposition absurde.
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Publication originale Dissent Voice, traduction Contre Info