Pourquoi le déficit à 3% du PIB est une invention 100%… française

Source : La Tribune.fr – 01/10/2010 | 19:21 – 4891 mots  |  

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 Pourquoi le déficit à 3% du PIB est une invention 100%... française

Pourquoi le déficit à 3% du PIB est une invention 100%... française

Guy Abeille était chargé de mission au ministère des Finances sous Giscard puis au début de l’ère Mitterrand. Il révèle pour La Tribune comment est né, en France et non en Allemagne, le sacro-saint ratio de 3% du PIB pour les déficits publics. A l’origine, il s’agissait d’imposer la rigueur aux ministres socialistes. Puis cette référence cardinale a fait école, bien qu’elle fut dépourvue du moindre sens économique.

Par les temps qui courent, les attentions sont focalisées sur les déficits publics. Il vous intéressera peut-être de savoir quelle est la toute origine du seuil de 3% de déficit public rapporté au PIB – référence devenue cardinale, et critère retenu par le traité de Maastricht.

Je suis un ancien chargé de mission (agent non titulaire de l’Etat : non pas fonctionnaire donc, mais mercenaire) du Ministère des Finances, où, jeune diplômé de l’ENSAE (Ecole Nationale de la Statistique et de l’Administration Economique), je fus en fonction d’octobre 1977 à juin 1982, à la Direction du Budget, 1ère sous-direction (celle des synthèses, les autres étant spécialisées par ministères : justice, armée, etc…).

J’y fus chargé de suivre, analyser et commenter au mois le mois l’exécution du budget de l’Etat, et de fournir tout au long de l’année, et de façon de plus en plus pressante quand approchait la fin de l’exercice budgétaire, la prévision de son solde d’exécution – en l’espèce, de son déficit. Cette mission se concrétisant par la rédaction d’une « note au ministre » mensuelle, révisée et visée par mon chef de bureau et mon sous-directeur (ainsi va l’Administration), puis signée du Directeur du Budget après entrevue avec lui, et adressée au Ministre; de là filant aux cabinets de Matignon et de l’Elysée.

Et en fin d’exercice, nous recevions mandat, selon la météo électorale – c’est à dire explicitement selon l’horizon des plus proches élections -, de jouer des marges de liberté que pouvaient nous ménager quelques zones de flou de la comptabilité publique pour améliorer (ou dégrader si les élections étaient à deux ans) le résultat qui serait pour finir gouvernementalement publié, transbordant donc d’un exercice à l’autre l’impedimentum de telles ou telles recettes ou dépenses miraculeusement devenues migratoires. En réalité, en ces temps rivoliens (dont je n’imagine pas qu’ils ne fussent également révolus…) c’était moi, et moi seul, qui, entre décembre et février (le mastodonte budgétaire, en certains de ses organes, s’étale de deux mois sur l’année suivante), étais officieusement chargé de faire preuve d’inventivité, de sagacité, et de doigté (cela va sans dire), pour établir la liste chiffrée, et manuscrite (rien ne serait imprimé), de ce qu’il était possible de faire; ou de faire encore, car d’année en année nous finissions – moi, et ceux qui d’un goupillon cardinalice, hiérarchique et discret bénissaient mes trouvailles – par griller nos successives cartouches, ne pouvant revenir impunément sur une règle que nous avions nous même hautement, et bruyamment hélas, proclamée l’année précédente parce qu’elle arrangeait la présentation comptable voulue cette année-là par nos ministres. Cela sans autre soutien, on l’aura compris, que l’approbation – orale – donnée par mes autorités (habituellement le mistigri était lestement repassé jusqu’au cabinet du Ministre), et en prenant garde de ne pas faire trop monter le rythme des hoquets ni d’exagérer le niveau des remontrances qui ne manqueraient pas d’être, hoquets et remontrances, émis par la Cour des Comptes – mais deux années plus tard, en fait, au moment de la loi dite de règlement, à laquelle, au vrai, plus personne n’accorderait intérêt. Durant deux mois, ainsi, tout allait son train par téléphone et additions, ou soustractions, sur de petits papiers; et début mars le rutilant résultat bugétaire était porté sur les fonts médiatiques (cela, il faut bien le reconnaître, mais telle est l’incurable myopie politico-technocratique, dans l’indifférence colossale éprouvée par l’électeur de base, pour la financière édification duquel pourtant toutes ces habiletés avaient été tissées).

L’entrée en déficits

J’en viens au seuil magique – pour un peu, chamanique – du déficit à 3% du PIB.

Le premier choc pétrolier se produit à l’automne 1973: quadruplement du prix – la bombe la plus nocive de la guerre du Kippour est celle qui frappe l’économie mondiale. Exit les Trente Glorieuses.

La crainte première est celle du déséquilibre extérieur et de l’inflation: Giscard d’Estaing, tout nouveau Président, y répond par le « plan de refroidissement » Fourcade. Plan qui se traduit par un volontaire et notable excédent budgétaire. Stop and go d’anthologie: le plan de relance Chirac qui le suit en prend le contrepied (un modèle de relance keynésienne, qu’on cite encore dans les écoles). Nous sommes en 1975, les finances publiques viennent d’entrer lourdement dans le rouge. C’était il y a 35 ans. Nul ne le sait encore: la trappe s’est ouverte, elles n’en sortiront plus.

Pourtant, s’il ne tenait qu’à lui, Raymond Barre, qui en 1976 passe aux manettes de l’économie, gèrerait les finances à l’équilibre (on sait combien il aime à se portraiturer en bon père de famille). Giscard d’Estaing, c’est à dire la nécessité électorale (la gauche passe à un cheveu de la victoire en 1978), lui en impose autrement. Même l’exquis soulagement qu’apportent les législatives de mars 1978 ne lui donne pas le loisir de ressaisir ses principes. Car le vent souffle d’ouest, Thatcher et Reagan bientôt seront élus: après l’austérité des années 76-77, l’air se fait libéral (on se souvient des barristes « bois mort » et autres « canards boîteux », comprendre textile, sidérurgie…). Ainsi après un premier tour de piste en début de septennat, arrive pour la fin du mandat la seconde figure du tango économique qu’aura conduit Giscard, accordéoniste télégénique mais de faible renom: un pas sur l’inflation (refroidissement Fourcade, austérité des premières années Barre), un pas sur le chômage (relance Chirac, libéralisation Barre). Le déficit, tenu en 1976 et 1977 en lisière des 25 milliards, bondit en 1978 à un, libéral faut-il croire, 41 milliards de francs. Et voilà que fin 1979 débute le second choc pétrolier. Ainsi, tous les budgets de Giscard (sauf le premier), et de Barre, auront été en déficit. Pour des montants (hormis la relance Chirac, plus massive) légèrement supérieurs à 1% du PIB. Mais en ce temps, nul n’use de cette référence. Ce ratio est absent des esprits; il n’a pas d’existence.

Les dernières années, budgétairement Giscard d’Estaing n’a qu’un point de fixation: ne plus laisser au déficit franchir la ligne des 30 milliards de francs; elle aurait à ses yeux une portée politique. Les deux budgets d’avant la gauche s’y tiennent vaillamment (-31 milliards de francs chacune des années 1979 et 1980); au prix, s’il m’en souvient, d’un art de l’évitement dans la confrontation avec l’écueil comptable, qu’après trois années de pratique à la Direction du Budget, je commence à assez posséder.

Arrive 1981

Le budget a été présenté avec un déficit de 29 milliards de francs (on reconnaît là la limite fétiche, et un sens du marketing d’étiquette que nous aurons souvent vu à l’oeuvre chez Giscard d’Estaing, dès lors qu’il s’agissait de publier des chiffres – prière d’annoncer, par exemple, que les prix augmenteront de 9,9% et non de 10%). Cependant, dans les quelques mois qui précèdent le vote, la compétition électorale est gagnée par de vives ardeurs, on a des inquiétudes, et tout Barre qu’on soit, il faut bien en accepter les contingences financières collatérales: on n’aurait garde de ne pas s’attacher ceux qui pourraient pencher pour soi, ou bien seraient possiblement tentés de regarder ailleurs; ces saisons ne sont guère propices à une gestion retenue des finances publiques. Et quand, au terme du combat, la gauche tient sa victoire, on n’en est plus à résister sur la ligne des 30 milliards de francs. Sans que rien n’en eût filtré en dehors de nos murs (d’ordinaire le fonctionnaire est loyal), les élections ont fait sauter, sinon la banque – après tout, on n’en est encore qu’à sept années de dette -, du moins le seuil. Je me revois ainsi, au surlendemain de l’élection, enfiler un des longs couloirs du Louvre, dans l’aile Richelieu où depuis cent dix ans comme un coucou nichait le Ministère des Finances (aujourd’hui le marbre ailé d’Apollon poursuivant Daphné a remplacé l’airain terrible du Budgétaire traquant la Dépense stérile), pour donc informer le rond, le gai et l’affablement zézayant Jean-Paul Huchon, chef du bureau Agriculture et Communautés européennes (lier les deux c’est déjà toute une époque), lequel est au sein du Budget un des représentants connus de l’état-major socialiste (adjoint de Rocard à la mairie de Conflans-Sainte-Honorine, il sera dès le 22 mai, et pour dix ans, son directeur de cabinet), l’informer que le déficit sur lequel il faut tabler, avant même tout geste du nouveau pouvoir, n’est pas en deçà des 30 milliards de francs jusqu’ici proclamés, mais maintenant au delà des 50 milliards: dans les chaleurs pré-électorales, le libéralisme de Giscard et de Barre s’est dénudé en libéralité. Deux mois plus tard, la première loi de finances rectificative socialiste en prendra acte, actualisant le déficit à 55 milliards; et dès le début juin, sans attendre, Laurent Fabius va rendre ce chiffre public.

Car le ministre qui nous est dévolu s’appelle Laurent Fabius (un jour, se rappelle-t-on, par souveraine onction présidentielle il en sera fait don, comme Premier Ministre, à la France). Laurent Fabius a obtenu d’inaugurer le titre, jusque là inconnu au bataillon, de Ministre délégué – derechef bruisse dans les couloirs la rumeur, attendrie, qu’il aurait trépigné pour qu’on le distinguât de cette innovation (on ne connaissait jusque là que des Secrétaires d’Etat, le premier des Ministre du Budget dans l’histoire de tous les gouvernements ayant été le prédécesseur de Fabius, Maurice Papon, grand commis de l’Etat – n’importe quel Etat), cela à la seule fin, courte vanité, d’avoir rang de ministre à un âge inférieur à celui de Giscard: Fabius donc sera ministre, délégué hélas! mais ministre tout de même à 36 ans moins trois mois, quand Giscard misérablement ne le fut qu’à 36 ans moins quinze jours… Ce qui lui donne, tout de même, droit de présence aux conseils des ministres, et, car il l’a obtenu, signature des lois de finances sans le ternissant voisinage de Jacques Delors, son ministre de prétendue tutelle.

Nous arrivons fin juin, et s’il y a urgence pour adapter l’action budgétaire à la nouvelle donne, plus grande elle est encore pour préparer le budget de l’année 1982, qui sera la première de plein exercice pour la gauche au pouvoir. Las! malgré l’autorité toute neuve due au Ministre délégué, et à son rang, il nous revient assez vite que, dans l’effervescence de cette aube nouvelle, camarade! et l’inaccoutumance des néo-ministres aux règles de gouvernement, ces derniers multiplient à qui mieux mieux les visites du soir auprès du Président pour plaider in vivo leurs besoins en crédits (or, l’expérience séculaire du Budget montre qu’en réalité il n’existe pas de demandes de crédit qui ne soient authentiquement justifiées – le gouvernement, du moins le budgétaire, commence avec l’art de faire tomber l’oukase du refus). Et, au vu des données qui s’agglomèrent peu à peu sur mon bureau, il apparaît assez vite qu’on se dirige bon train vers un déficit du budget initial pour 1982 qui franchira le seuil, jusque là hors de portée mentale, des 100 milliards de francs, chiffre que les plus intrépides d’entre nous n’auraient même en secret pas osé murmurer.

Une commande, un soir

C’est dans ces circonstances qu’un soir, tard, nous appelle Pierre Bilger (qui à quelque temps de là s’envolera vers Alcatel pour y faire la carrière que l’on sait), devenu le tout récent n°2 de la Direction du Budget à son retour du poste de directeur de cabinet de Maurice Papon (qui Ministre du Budget donc, mais aussi considérablement septuagénaire, s’est acquis dans nos couloirs une manière de fan-club pour ses assoupissements parfaits lors des débats techniques à l’Assemblée Nationale, et ses brusques réveils au profond des séances de nuit, que les plus avertis d’entre nous, ou les mieux pourvus en ancêtres vivants, ont eu tôt fait de diagnostiquer comme la, bien documentée, insomnie du vieillard).

Donc nous voici convoqués, c’est à dire moi-même, et Roland de Villepin, cousin de Dominique, mon camarade de promotion et récent chef de bureau (ce poste est réservé en apanage à ceux qui, comme lui, sont fonctionnaires: il est Administrateur de l’INSEE). Formés à l’ENSAE, nous sommes considérés dans la faune locale comme appartenant à l’espèce, rare au Budget, des économistes (les autres sont des énarques, ces grands albatros de l’administration généraliste), et plus spécialement, car passablement mâtinés de mathématiques (nous sommes des ingénieurs de l’économie, en quelque sorte), de la sous-espèce des économistes manieurs de chiffres – sachant faire des additions, nous plaisante-t-on, en référence, évidemment, aux agrégés-sachant-écrire.

Bilger nous informe en quelques mots du ballet budgétaire élyséen en cours, et il nous fait savoir que le Président a urgemment et personnellement demandé à disposer d’une règle, simple, utilitaire, mais marquée du chrême de l’expert, et par là sans appel, vitrifiante, qu’il aura beau jeu de brandir à la face des plus coriaces de ses visiteurs budgétivores.

Il s’agit de faire vite. Villepin et moi nous n’avons guère d’idée, et à vrai dire nulle théorie économique n’est là pour nous apporter le soutien de ses constructions, ou pour même orienter notre réflexion. Mais commande est tombée du plus haut. Nous posons donc, d’un neurone perplexe, l’animal budgétaire sur la table de dissection.

Nous palpons du côté des dépenses, leur volume, leur structure, avec dette, sans dette, tel regroupement, tel autre, ou leur taux d’accroissement comparé à celui de l’économie. Il y aurait bien moyen de détailler à la main quelques ratios consommables, mais tout cela est lourd et fleure son labeur: norme flasque, sans impact, aucune n’est frappante comme une arme de jet, propre à marquer l’arrêt aux meutes dépensières. Nous retournons la bête du côté des recettes: impôts d’Etat sur revenu national? mais les impôts fluctuent avec la conjoncture, plusieurs sont décalés d’un an… Surtout, nous ne pouvons échapper à l’attraction des prélèvements obligatoires, dont la fiscalité d’Etat n’est guère qu’une part : peut-on valablement se cantonner à elle? le débat ne manquera pas de naître, à juste titre, et prendra vite le tour d’un brouhaha technique. Tout ça sera confus et sans force probante, au rebours du principe-étendard que nous avons reçu commande de faire surgir pour ostension publique. La route des recettes est coupée. Une seule voie nous reste: le déficit.

Le déficit, d’abord, du citoyen lambda au Président de format courant, ça parle à tout le monde: être en déficit, c’est être à court d’argent; ou, si l’on préfère, tirer aujourd’hui un chèque sur demain, qui devra rembourser. Ensuite, le déficit a depuis Keynes acquis ses lettres de noblesse économique: il figure vaillamment dans les théories, il est une des plus visiblement opératoires variables des modèles. Lui seul, c’est évident, a la carrure et la netteté pour nous tirer d’affaire. Le déficit ! mais qu’en faire ? à quelle contrainte le plier pour en extraire une norme?

Le coup est vite joué. La bouée tous usages pour sauvetage du macro-économiste en mal de référence, c’est le PIB: tout commence et tout s’achève avec le PIB, tout ce qui est un peu gros semble pouvoir lui être raisonnablement rapporté. Donc ce sera le ratio déficit sur PIB. Simple; élémentaire même, confirmerait un détective fameux. Avec du déficit sur PIB, on croit tout de suite voir quelque chose de clair.

Un critère douteux

Arrivé à ce point, un peu de réflexion s’impose.

On commencera par noter que le déficit est un solde; c’est à dire non pas une grandeur économique première, mais le résultat d’une opération entre deux grandeurs. Ce simple fait, trivial, emporte deux remarques. La première, c’est qu’un même déficit peut être obtenu par différence entre des masses dont l’ampleur est sans comparaison: 20 milliards sont aussi bien la différence entre 50 et 70 milliards qu’entre 150 et 170. Or, et c’est la deuxième remarque, on conviendra qu’il ne peut être tout à fait indifférent à la marche de l’économie que la masse des dépenses et recettes publiques soit d’une certaine ampleur (moins de 35% du PIB, comme aux USA ou au Japon) plutôt que d’une autre, bien plus grande (nettemment plus de 50% comme en France ou dans les pays scandinaves); sans même parler du contenu de chacune des masses: ce n’est pas la même chose d’aspirer un certain volume de recettes avec une TVA à 10% et un impôt sur le revenu montant jusqu’à 80%, qu’avec une TVA à 20% et un impôt sur le revenu de 30% au pire; ou bien encore d’aligner un même volume de dépenses, mais avec 5% de subventions d’investissement dans un cas ou 20% dans l’autre. On voit donc que s’intéresser au déficit en soi, à son montant seul, n’a qu’un sens relatif. Première observation.

La deuxième observation touche à la pertinence du ratio lui-même: ne divise-ton pas des choux par des carottes? Car un déficit n’est rien d’autre qu’une dette: il est le chiffre exact de ce qu’il faut, tout de suite, emprunter, c’est à dire, cigale, aller demander à d’autres; et donc de ce qu’il faudra épargner – au fil des années suivantes – pour rembourser ceux qui auront prêté. Autrement dit, afficher un pourcentage de déficit par rapport au PIB, c’est mettre en rapport le flux partitionné, échelonné des échéances à honorer dans les années futures avec la seule richesse produite en l’année origine. Il y a discordance des temps. Où l’on saisit que le seul critère pertinent est celui de la capacité de remboursement à horizon donné (qui est celui de l’emprunt); laquelle est elle-même fonction, non pas tant du déficit consenti une année donnée, que de la dette globale accumulée – cette année-là, mais aussi celles qui ont précédé et peut-être celles qui suivront – et de la prévision qu’en regard on peut faire des ressources futures, c’est à dire du couple croissance et rendement fiscal. Le reste n’est qu’affichage.

Dernière observation enfin, plus générale: on conçoit bien qu’un déficit n’a pas le même sens économique selon qu’il est purement ponctuel, rupture dans une série d’années à l’équilibre, laquelle sera réabsorbée en une à trois années par la réactivation même de l’économie que ce choc aura provoquée (keynésianisme pur); ou selon qu’à l’inverse il n’est que le morne jalon d’une longue chronique de déficits, courant les décennies, installés, devenus entière partie prenante, mode de fonctionnement même de l’économie, si usuels, si métabolisés, à elle si consubstantiels que c’est le retour à l’équilibre, la désaccoutumance, qui a un effet de choc (du keynésianisme à rebours en somme). Je rappelle qu’en 2010, la France en est à sa… 36ème année de déficit ininterrompu, et donc de dette couche à couche empilée, cumulée – 36 années, bien plus qu’un tiers de siècle -, et dont elle ne pourra mécaniquement se délester d’un coup: à vue humaine il est probable qu’au point où nous en sommes et où en sont les perspectives longues de notre économie, nous finirons par avoir stocké, dans la meilleure des hypothèses, de la dette pendant pas loin d’un demi-siècle, continûment, tenacement, c’est à dire sans avoir jamais commencé de seulement la rogner; laquelle, pour finir, soit sera remboursée (perspective vertueuse, ou bien enchanteresse), soit détruite (par inflation, ou restructuration comme on dit pudiquement), soit plus vraisemblablement aura été traitée par un mixte empirique des deux, c’est à dire fonction des rapports de force dans la partie à trois entre gouvernements, Banque Centrale et marchés.

Où l’on aura compris que fixer le projecteur sur le déficit d’une année donnée n’a guère de sens; et que le rapporter au PIB de cette même année lui en fait perdre un peu plus. Le ratio déficit sur PIB peut au mieux servir d’indication, de jauge: il situe un ordre de grandeur, il soupèse une ampleur, et fournit une idée – mais guère plus – immédiate, intuitive de la dérive. Mais en aucun cas il n’a titre à servir de boussole; il ne mesure rien: il n’est pas un critère. Seule a valeur une analyse raisonnée de la capacité de remboursement, c’est à dire une analyse de solvabilité: n’importe quel banquier (ou n’importe quel marché, ce qui revient au même) vous le dira.

Certes; mais la question politique – politique, et non économique – demeure: comment transmuter le plomb d’une analyse raisonnée de solvabilité en l’or apparent d’une règle sonore, frappante, qui puisse être un mot d’ordre? C’est, dans son prosaïsme, la question qui se pose à nous, et l’impossible auquel nous nous heurtons, en ce soir de juin 81.

Fabriquer une norme

Pressés, en mal d’idée, mais conscients du garant de sérieux qu’apporte l’exhibition du PIB et de l’emprise que sur tout esprit un peu, mais pas trop, frotté d’économie exerce sa présence, nous fabriquons donc le ratio élémentaire déficit sur PIB, objet bien rond, jolie chimère (au sens premier du mot), conscients tout de même de faire, assez couverts par le statut que nous confèrent nos études, un peu joujou avec notre boîte à outil. Mais nous n’avons pas mieux. Ce sera ce ratio. Reste à le flanquer d’un taux. C’est affaire d’une seconde. Nous regardons quelle est la plus récente prévision de PIB projetée par l’INSEE pour 1982. Nous faisons entrer dans notre calculette le spectre des 100 milliards de déficit qui bouge sur notre bureau pour le budget en préparation. Le rapport des deux n’est pas loin de donner 3%.

C’est bien, 3% ; ça n’a pas d’autre fondement que celui des circonstances, mais c’est bien. 1% serait maigre, et de toute façon insoutenable: on sait qu’on est déjà largement au delà, et qu’en éclats a volé magistralement ce seuil. 2% serait, en ces heures ardentes, inacceptablement contraignant, et donc vain; et puis, comment dire, on sent que ce chiffre, 2% du PIB, aurait quelque chose de plat, et presque de fabriqué. Tandis que trois est un chiffre solide; il a derrière lui d’illustres précédents (dont certains quon vénère). Surtout, sur la route des 100 milliards de francs de déficit, il marque la dernière frontière que nous sommes capables de concevoir (autre qu’en temps de guerre) à l’aune des déficits d’où nous venons et qui ont forgé notre horizon.

Nous remontons chez Bilger avec notre 3% du PIB, dont nous sommes heureux, sans aller jusqu’à en être fiers. Et lui faisant valoir que, vu l’heure (ça, on ne le lui dit pas) et foi d’économistes, c’est ce qu’actuellement nous avons de plus sérieux, de plus fondé en magasin. En tout cas de plus présentable. Puis nous rentrons chez nous, vaquer. On sait ce qu’il en est advenu.

L’envol du 3%

Le Franc très vite plonge. Il faut écoper le vaisseau. Mitterrand déleste le budget 1982, en cours de finition (on le présente en septembre), du déficit de 120 milliards où il se propulsait jusqu’à celui de 95 milliards qui sera annoncé, soit bien visiblement moins que le seuil symbolique – chiffon… rouge pour marchés en émoi – des 100 milliards de francs (nos 3% du PIB). Et c’est en août que Fabius, prince soyeux du verbe, pour la première fois dans toute l’histoire de la langue publique universelle (car nul encore nulle part, serait-ce à l’étranger, n’a jamais avancé ce ratio), réfère le déficit au PIB – pour le rendre bénin sans doute, et couvrir sa rudesse d’une gaze savante: car enfin, ces 2,6% du PIB qu’il cite aux journalistes sans s’y appesantir, presque comme en passant, comme une chose qui serait dans les moeurs, et du moins ne saurait inquiéter qui a fait des études et sait de quoi il parle, ces 2,6%, que pèsent-ils au fond, sinon le poids d’une pincée de PIB? – et non la centaine de milliards de francs que rajoutés aux autres il faudra un jour, avant la fin des temps, ou avant la faillite, par l’impôt rembourser.

Mais l’automne déjà, ses bourrasques; et le Franc balayé avec les premières feuilles: il faut dévaluer (dans la govlangue on dit « réajuster »), non sans avoir âprement négocié, négocié et plaidé, comme de juste, comme chaque fois, avec l’Allemagne – l’Allemagne au mark toujours trop fort, à l’inflation trop faible, à l’industrie trop fiable, l’Allemagne, ce modèle irritant et exténuant voisin qui construit sa confiance, interne et externe, comme ses machines-outils et comme ses berlines, sur le long terme, et sans désemparer, sans versatilité, unanime à ne pas tolérer que quiconque jamais y porte une ébréchure, tandis que nous changeons de pied, désunis, impatients et fragiles, plus inquiets d’affirmer une autorité que de faire autorité, plus sensibles à l’effet produit sur le théâtre de l’intelligence qu’à l’effort soutenu dans l’avancée commune.

Dans le combat des influences qui se joue cet automne, Delors reprend la main. Il ose parler de pause (un spectre hante la gauche, celui de Blum en février 37 demandant « une pause nécessaire dans la montée des finances publiques… »). Et il est le premier à faire expressément savoir que le déficit ne doit plus franchir les 3% du PIB, et cela pour l’ensemble des comptes publics (il sera bien le seul à être aussi strict, et précis, et complet). Fabius ne saurait lui abandonner cette paternité, qui est un empiètement et une dépossession. Et d’affirmer hautement, trois semaines plus tard: « Pour le budget, j’ai toujours posé comme règle que le déficit n’était acceptable qu’à condition de ne pas dépasser un montant raisonnable, de l’ordre de 3% du PIB ».

Ici, une station s’impose: ainsi viennent de naître, et, pire, d’infiltrer les esprits comme un contaminant, les notions de « déficit acceptable » et de « montant raisonnable »: tomber en très lourd déficit, cela ne s’analyse qu’en référence à l’année dont on parle et non au parcours d’endettement sur lequel on s’inscrit, et, ainsi myopement circonscrit, ce n’est plus un défaut de ressources qu’il faudra, au plus vite, remonter, c’est un acte par nature conforme à la raison, aux Lumières pour un peu, mais à la condition, bien entendu, car on est aussi l’ennemi pondéré de tout ce qui est excès, qu’on ne rajoute guère à tout ce qu’on doit déjà que, bah, bon an mal an, une centaine de milliards – acceptable, raisonnable… superbes déplacements du sens: ou ce que la langue assouplie à l’ENA fait de la rhétorique d’Ulm.

Dès lors dans les déclarations – Fabius, Delors, Mauroy – le 3% du PIB revient comme une antienne. Il est le phare qui balise la route (quand il n’est guère que le quinquet qui suit la descente à la dette). Tandis que les attaques contre le Franc reprennent de plus belle, et que la préparation du budget 83, sous la pression énervée des ministres, livre des premiers scénarios assez époustouflants (à son plus haut le décompte produit un déficit de 210 milliards de francs), le 3% du PIB, désormais bien en selle, devient le marqueur proclamé, martelé, d’une « politique maîtrisée des finances publiques » – en somme, on peut dévaler la pente de l’endettement sur un cheval qu’on cravache, mais à la condition, raisonnable, qu’il ne s’emballe pas. Le petit calcul discutable, mais malin, et tout de circonstance que nous avons commis un soir d’il y a quelques mois est maintenant devenu une norme publique, qui vaut principe, affiché, assumé, presque revendiqué, pour la conduite du gouvernement. Assurément, un succès assez rare.

Ce calcul, ce principe, il lui reste à recevoir encore, par les voies les plus solennelles, l’onction du Président. C’est chose faite le 9 juin 1982 (après qu’on a durant tout le printemps, venus de l’Elysée, trouvé dans les journaux les mots « directive donnée de 3% du PIB », « consigne impérative de 3% du PIB »); lors de sa seconde conférence de presse du septennat, le Président dans son intervention liminaire déclare: « Le déficit est d’environ 3% et il ne faut pas qu’il dépasse ce pourcentage appliqué au produit intérieur brut. J’attends du gouvernement qu’il respecte – je n’ai pas lieu d’en douter sachant l’engagement du gouvernement tout entier – ce plafond de 3% et pas davantage. » (… sachant l’engagement du gouvernement tout entier : on imagine qu’un ange – armé d’un coupe-coupe budgétaire -, fors Delors, sur les ministres passe).

Le processus d’acculturation est maintenant achevé; on a réussi à déporter le curseur: ce qui est raisonnable, ce n’est pas de voir dans le déficit un accident, peut-être nécessaire, mais qu’il faut corriger sans délai comme on soigne une blessure; non, ce qui est décrété raisonnable c’est d’ajouter chaque année à la dette seulement une centaine de milliards (en francs 1982). C’est cela, désormais, qu’on appelle « maîtrise »: en dessous de 3% du PIB, dors tranquille citoyen, la dette se dilate, mais il ne se passe rien – quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt, dit le proverbe chinois; quand le sage montre l’endettement, l’incompétent diplômé regarde le 3% du PIB.

Extension du domaine du ratio

Puis un jour le traité de Maastricht parut sur le métier. Ce 3%, on l’avait sous la main, c’est une commodité; en France on en usait, pensez! chiffre d’expert ! Il passe donc à l’Europe; et de là, pour un peu, il s’étendrait au monde.

Sans aucun contenu, et fruit des circonstances, d’un calcul à la demande monté faute de mieux un soir dans un bureau, le voilà paradigme: sur lui on ne s’interroge plus, il tombe sous le sens (à vrai dire très en dessous), c’est un critère vrai. Construction contingente du discours, autorité de la parole savante, l’évidence comme leurre ou le bocal de verre (celui dans lequel on s’agite, et parade, sans en voir les parois): Michel Foucault aurait adoré.

Parfois lorsque j’entends, repris comme un mantra, le 3% du PIB, je m’amuse de ce trois que nous avons choisi. Me revient le souvenir du numero deus impare gaudet – le nombre impair plaît à la divinité – qu’on trouve dans Virgile. Et la traduction qu’en donne Gide dans Paludes: le nombre deux se réjouit d’être impair. Et il a bien raison, ajoute Gide.

Le 3% du PIB se réjouit d’être critère… Et il a bien raison.

Dossier : BILAN 2010. L’âge d’or des matières premières

L’année 2010 aura été l’année de tous les records sur les marchés des matières premières. Vedette incontestée, l’or n’a jamais été aussi haut. Le pétrole file de nouveau vers les 100 dollars le baril. Quant aux produits agricoles, certains ont atteint des records historiques. Leur volatilité a incité la présidence française du G20 à faire de la régulation de ces marchés une de ses priorités.

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L’OR, DIX ANS DE HAUSSE ININTERROMPUE

Bijouterie à Los Angeles

Bijouterie à Los Angeles

«L’or ne fait rien d’autre que de vous regarder droit dans les yeux et vous coûter des frais», avait asséné Warren Buffett. La performance du métal jaune sur l’année -+26 % -ne lui donne pas raison. En 2010, la dixième année de hausse consécutive, l’or a battu un record historique, à 1.422,70 dollars l’once le 9 novembre. En euros et en livres, aussi, il a battu un plus haut historique. En yen, le métal précieux a retrouvé son niveau de 1983.

Depuis la faillite de Lehman Brothers en 2008 et les craintes d’explosion du système financier mondial, les investisseurs voient dans l’or le meilleur moyen pour parer à toute éventualité en cas de risque extrême. Dans tous les cas, que les marchés s’inquiètent d’un éventuel retour de l’inflation aux Etats-Unis ou qu’ils redoutent une nouvelle récession après la crise des dettes souveraines européennes, l’or en profite.

L’absence de vendeur structurel -le Fonds monétaire international (FMI) a étalé ses ventes sur une longue période pour éviter tout soubresaut -constitue un fort soutien au mouvement haussier. Ce phénomène est d’autant plus exacerbé que les banques centrales des pays émergents, essentiellement dans la zone asiatique, à forts excédents commerciaux et soucieuses de diversifier leurs réserves de change au-delà du dollar, sont devenues acheteuses d’or depuis septembre 2009.

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L’ARGENT AU PLUS HAUT DEPUIS 30 ANS

Voiture de collection peinte d’argent

Voiture de collection peinte d\'argent

L’once d’argent s’est envolée au cours des derniers mois de 2010. Plus volatil et plus spéculatif que son grand frère, «l’or du pauvre» a commencé à grimper plus tard mais, au final, sa performance est supérieure. Depuis le début de l’année, il a ainsi monté de plus de 75%.

C’est beaucoup mais, dans le même temps, certains opérateurs sont persuadés que le métal blanc aurait pu s’apprécier davantage. Bart Chilton, l’un des cinq commissaires à la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), l’organe de régulation américain des marchés à terme des matières premières, en est convaincu : «Je crois qu’il y a eu des tentatives répétées d’influencer les cours sur les marchés de l’argent.»

La manipulation s’expliquerait par une concentration excessive de gros intervenants sur le marché, qui auraient parié des sommes gigantesques sur la baisse des cours. JPMorgan Chase pourrait être impliqué dans la fraude.

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LE CUIVRE NE S’OXYDE PAS

Tiges de cuivre chez Phelps Dodge

Tiges de cuivre chez Phelps Dodge

Quand le cuivre va, tout va ? Troisième métal le plus utilisé au monde, présent partout, dans le bâtiment comme dans les produits électroniques ou les équipements industriels, le métal rouge est considéré par les économistes comme l’un des principaux indicateurs avancés de la conjoncture.

Cette année, le cuivre a progressé de plus de 25%. Le 21 décembre, en séance, son cours a franchi un plus haut historique à 9.392 dollars par tonne.

Son prix est extrêmement lié à la demande qui s’avère excédentaire. Au cours de l’année, les spécialistes ont révisé leurs estimations de déficit. Le cabinet Brook Hunt, qui s’attendait en juillet à un équilibre sur l’année 2010, anticipe désormais que la demande en cuivre excédera l’offre de 280.000 tonnes. A l’origine de cette demande, la Chine, qui consomme un peu moins de 40% du cuivre. La mise sur le marché des premiers ETC (Exchange Traded Commodities, ces fonds côtés en continu) adossés au métal physique a également créé une tension importante sur l’offre.

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LE BARIL DE PÉTROLE EN ROUTE VERS 100 DOLLARS

L’oléoduc Druzhba en Biélorussie

L\'oléoduc Druzhba en Biélorussie

Après avoir évolué dans une fourchette de 70 à 80 dollars depuis l’automne 2009, les prix du pétrole sont en train de renouer avec une certaine volatilité. Les cours du baril ont ainsi franchi le cap des 80 dollars à l’automne 2010, avant de s’installer au-dessus des 90 dollars à Londres et de frôler ce seuil à New-York. Dans ce contexte, les analystes de Goldman Sachs, Morgan Stanley, Bank of America ou Merrill Lynch tablent tous sur un baril à 100 dollars en 2011. Un seuil jamais atteint depuis le début d’octobre 2008.

Cette hausse a un impact sur le discours des uns et des autres. Le ministre saoudien du Pétrole, Ali al-Naimi, considère désormais qu’une fourchette de prix de 70 à 90 dollars est satisfaisante pour les consommateurs, alors qu’il n’évoquait jusqu’à présent qu’un écart de 70 à 80 dollars. «Le marché s’habitue doucement mais sûrement à l’idée d’une plus grande volatilité et d’une fourchette de prix de 70 à 90 dollars», estime Barclays Capital dans une note de recherche.

Pour l’Opep, la hausse des cours est essentiellement liée à l’influence des indicateurs macroéconomiques (affaiblissement du dollar, état de santé des marchés boursiers…). Pas question, dans ce contexte, de revoir l’objectif de production. Laissé inchangé depuis décembre 2008, celui-ci s’élève à 24,8 millions de barils par jour. «L’Opep ne bougera pas si le baril de pétrole atteint les 100 dollars sous l’effet de la spéculation», martèle le secrétaire général de l’Organisation, Abdallah el-Badri.

D’autres facteurs pèsent néanmoins. Le marché pétrolier bénéficie d’une forte demande en Asie. Selon le cabinet d’études Wood Mackenzie, la consommation de gazole et d’essence croît à un rythme de 8% par an en Chine. Début décembre, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a réévalué, pour la troisième fois d’affilée, sa prévision de la demande de pétrole pour 2011. L’AIE, qui représente les intérêts des pays industrialisés, a hissé son estimation de 260.000 barils par jour, en raison d’une nette hausse de la consommation en Amérique du Nord et en Asie. L’agence table désormais sur une croissance de la demande mondiale de 1,5% en 2011, à 88,8 millions de barils par jour, après un bond de 2,9% en 2010.

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COUP DE CHAUD SUR LE BLÉ

Baguettes sur un marché new-yorkais

Baguettes sur un marché new-yorkais

Après la flambée des cours à l’été 2010 causé par l’embargo russe, le prix du blé a connu un nouvel accès de fièvre début décembre, les marchés s’inquiétant désormais d’une dégradation des conditions de culture en Australie et aux Etats-Unis.

A Chicago comme à Paris, les cours du blé ont ainsi atteint le 6 décembre leur plus haut niveau en quatre mois. Après quelques mois de relative accalmie après la sécheresse en Russie -les prix étaient montés à plus de 8 dollars le boisseau de 27 kilos -, les marchés se sont affolés de nouveau. A l’origine de ces craintes : la Nina. Ce phénomène climatique récurrent, qui fait osciller la température de l’océan Pacifique, entraîne souvent de fortes pluies en Asie du Sud et en Australie, ainsi que des épisodes de sécheresse en Amérique du Sud. Des pluies diluviennes ont perturbé ces derniers temps la récolte de blé de l’Est australien, une région très exportatrice sur laquelle plusieurs pays comptaient après les déboires des pays de la mer Noire.

Aux Etats-Unis, le département de l’Agriculture (USDA) estime qu’à ce jour, 47% des blés d’hiver semés à l’automne sont «bons» à «excellents», contre 63% il y a un an, un plus bas depuis 20 ans.

L’été dernier, des observateurs se prenaient à prédire le retour d’un scénario semblable à 2007, quand, en raison d’une grave crise globale de l’offre de céréales, les prix avaient doublé entre février de cette année-là et le même mois de 2008, pour dépasser les 10 dollars le boisseau. Or, entre les doutes sur la reprise et les stocks de départ, le contexte est très différent.

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LE COTON A PLUS QUE DOUBLÉ EN UN AN

Plantation de coton en Chine

Plantation de coton en Chine

Les prix du coton ont de nouveau beaucoup progressé à New York, touchant des records, alors que le marché reste préoccupé par la faiblesse de l’offre comparé à une demande toujours aussi forte.

Mardi 21 décembre, sur le marché à terme de Chicago, le coton pour livraison en mars a franchi un plus haut historique, à 159 cents la livre. Son prix a plus que doublé depuis janvier, soit la plus forte hausse depuis 1973.

L’offre est particulièrement sous tension. Le gouvernement indien «continue de réfléchir à la possibilité d’accorder plus de temps aux exportateurs pour vendre leur quota de 5,5 millions de balles de 170 kilogrammes de coton chacune au delà de la date limite» qui était fixée au 15 décembre, ont rapporté les analystes de Barclays Capital. Les opérateurs espéraient que le gouvernement indien se montrerait plus souple, alors qu’il a autorisé l’exportation de davantage de sucre.

Le coton chinois connaît à son tour la pénurie. Les inondations de cet été en Asie ont compromis sérieusement la récolte 2009-2010. La production du Pakistan, quatrième producteur mondial, a baissé de 18% cette année. En Chine, premier producteur mondial, le recul a été de 5,4%.

Avec un prix d’achat en hausse de 30%, les grossistes sont obligés de le répercuter sur les prix de vente sur les acteurs de l’industrie textile.

La pénurie sur le marché du coton n’a rien de conjoncturel. Peu élevés, ces dernières années, les prix du coton n’ont pas encouragé les agriculteurs à privilégier cette plantation sur les terres arables. Par conséquent, les stocks sont à leur plus bas niveau depuis quatorze ans.

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LE CAOUTCHOUC AU PLUS HAUT DE SON HISTOIRE

Chaussures Crocs en caoutchouc

Chaussures Crocs en caoutchouc

Faute d’une récolte suffisante, le caoutchouc a pulvérisé ses records. Au Tocom, le marché à terme des matières premières de Tokyo, le contrat pour livraison avril 2011 s’est traité à de 411,4 yens par kilogramme le 22 décembre. Depuis le début de l’année, son prix a augmenté de 60%.

Si les marchés financiers mettent la gomme sur le latex, c’est que les conditions météorologiques ont été mauvaises dans la zone asiatique, d’où provient 95% de la production mondiale. Les principaux producteurs (Thaïlande, Indonésie, Malaisie) ont été victimes ces derniers mois de cyclones et de pluies torrentielles.

Estimée à 9,5 millions de tonnes, la production de caoutchouc naturel devrait ressortir inférieure de près d’un million à la demande. Cette dernière n’a par ailleurs jamais été aussi forte de la part de la Chine et de l’Inde pour leur production automobile, principal débouché. La Chine devrait procéder à des importations record de 1,7 million de tonnes. De son côté, l’Inde, pourtant quatrième producteur, n’arrive plus à fournir ses propres usines de pneus.

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LE PRIX DU SUCRE EST SALÉ

Canne à sucre au Brésil

Canne à sucre au Brésil

La hausse des cours du sucre s’est amplifiée depuis octobre 2010. Le cours moyen du sucre roux est passé de 23 cents par livre en septembre 2010 à 33,65 cents le 21 décembre, un plus haut depuis trente ans.

Ses fondamentaux ne cessent d’être mis sous pression par les conditions météorologiques. Après une récolte mitigée au Brésil, premier producteur et exportateur pour cause de sécheresse, la récolte indienne a subi des avaries. L’Etat du Maharashtra devrait récolter un tiers de cannes en moins après les pluies diluviennes constatées depuis octobre. Si la pluie ne détruit pas les cannes, elle retarde la récolte, alors même que la situation est déjà tendue sur le marché physique depuis de longs mois.

En Australie, troisième exportateur, l’offre risque d’être inférieure aux attentes  : le rendement de la canne à sucre -qui en est à sa quatrième récolte -sera sans doute inférieur aux années précédentes.

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LE CACAO AU COEUR DE LA SPÉCULATION

Cacao de Côte d’Ivoire

Cacao de Côte d\'Ivoire

C’est un des rares marchés agricoles sans tension sur l’offre. A priori. La campagne 2010-2011, qui a démarré en octobre, s’annonce exceptionnelle, même si elle a pris un peu de retard après de fortes pluies au début.

La production de la Côte d’Ivoire devrait avoisiner 1.350 millions de tonnes, contre 1.242 millions l’an dernier. Au Ghana, deuxième producteur et pays voisin, la récolte devrait aussi être abondante, tout comme en Indonésie.

Sauf qu’à force, la situation politique en Côte d’Ivoire étant bloquée depuis mi-novembre, si les fèves ne peuvent sortir du pays, les prix pourraient bien renouer avec leurs plus hauts de cet été (2.348 livres la tonne), quand le «hedge fund» britannique Armajaro avait tenté de faire main basse sur la boisson des dieux en achetant 7% du marché pour l’assécher.

Le procureur général de Pennsylvanie a lancé une procédure contre la société de recouvrement Unicredit basée à Erie. Le patron de la société avait trouvé une organisation imparable pour impressionner et faire payer les débiteurs.

Des employés de Unicrédit se présentaient habillés en uniforme de Shérif avec une fausse convocation pour une audience au tribunal. « Si vous ne venez pas, c’est la prison » disaient les faux shérifs aux débiteurs.

Les locaux de Unicrédit ont été transformé en un tribunal plus vrai que nature.

L’intérieur du bâtiment ressemble à une salle d’audience, une paire de portes en chêne avec des poignées en laiton et à l’intérieur le fauteuil du juge, la barre des témoins.

Le stratagème a très bien fonctionné au point que Unicrédit à même obtenu de certains débiteurs intimidés qu’ils révèlent notamment leurs numéros de compte bancaire. Le Bureau du procureur a demandé à un juge de geler les avoirs de l’entreprise.

Les flagrants délires de wall Street par Marc Mayor

Nouvelles révélations sur les procédures de saisie aux Etats-Unis : après les documents falsifiés par les grandes banques pour déloger des propriétaires de leur maison, une société de Pennsylvanie a poussé la mascarade encore plus loin. Unicredit America a apparemment fait construire un faux tribunal dans la ville d’Erie, en Pennsylvanie ; la société de recouvrement de dettes a fait les choses en grand pour son « Centre de résolution des dettes », sis au n° 1537 de la West Street.

Une fois que l’accusé a franchi les lourdes portes en chêne massif ornées de poignées en laiton, telles celles d’une vraie salle de tribunal, il découvre un bureau posé sur une estrade ; là, il s’attend à voir siéger un juge – effectivement, un personnage habillé en noir occupait cette place lors des pseudo-auditions. Les livres de droit posés sur des étagères derrière lui paraissent authentiques et renforcent, en tout cas, le caractère officiel du lieu. Face au « juge », deux bureaux sont installés, l’un pour la défense et l’autrepour le procureur ; une barre est prête pour les témoins, tandis qu’un espace pour les spectateurs a également été aménagé sur le côté de la pièce.

Bref, le passant se croit véritablement dans un tribunal ; c’est en tout cas ainsi que les employés d’Unicredit America appelaient ce bureau un brin particulier.Mais leur sens du détail ne s’est pas limité à la décoration intérieure, selon une plainte déposée auprès du procureur général local : un certain nombre de résidents d’Erie ont vu débarquer chez eux des individus qui, ressemblant à des assistants du shérif, sont venus leur remettre en main propre un document similaire en tous points à une convocation pour une audience. Ce qui a laissé supposer à ces résidents qu’ils risquaient d’être placés en garde à vue dans le cas où ils ne se présenteraient pas au vrai – faux tribunal.

Une fois sur place, les choses avaient tendance à se corser pour les malheureux clients d’Unicredit : les fausses auditions se déroulaient dans un climat d’intimidation, à seule fin de les forcer à payer immédiatement d’éventuelles traites en retard, à donner leurs coordonnées bancaires ou à céder leur bien à la société de recouvrement. Des collaborateurs d’Unicredit étaient parfois envoyés au domicile des « accusés » afin de récupérer un document ou de faire signer un engagement à rembourser leurs dettes par d’autres membres de la famille – bel exemple de dévouement au service du client ! Et tout ça dans le plus strict mépris des lois qui régissent le recouvrement de dettes.

Sur son site Internet, Unicredit s’engage à récupérer tout impayé « de manière professionnelle et orientée vers la performance », en recourant uniquement à des « professionnels certifiés de la finance, qui reçoivent une formation continue ». Une formation d’acteur, donc, en vue de se faire passer pour un shérif adjoint menaçant ou pour un juge intransigeant, afin de mettre les clients sous pression en usant du chantage et de la menace, bafouant ainsi les lois en vigueur et l’éthique. Bref, Unicredit est à la pointe de ce qui se fait à Wall Street.
Revenons en Pennsylvanie, où le procureur général a demandé que Unicredit America – qui n’a rien à voir avec le groupe bancaire italien – mette immédiatement fin à ses fausses auditions, que ses actifs soient gelés et que la société fournisse des informations détaillées sur ses comptes en banque, afin d’estimer quelle somme elle a encaissée grâce à sa mascarade.Pourquoi vous parle-je de cette affaire, alors que vous n’êtes en rien concerné ? Tout simplement parce que Unicredit America me semble une métaphore rêvée de la finance actuelle : tout y est faux.
De nos jours, le petit épargnant qui croit, en se rendant à sa banque, avoir affaire à un conseiller financier découvre que, en réalité, il est assis face à un commercial qui a des objectifs de vente et pour qui il n’est qu’un pigeon de plus juste bon à signer n’importe quoi. La personne chargée de la stabilité de la monnaie de référence mondiale prononce des discours dans lesquels elle évoque la possibilité de jeter de l’argent liquide sur la foule depuis un hélicoptère, afin de combattre une possible déflation ; en préparation d’un tel événement, elle fait tourner la planche à billets, comme dans l’Allemagne des années 1920 ou, plus récemment, au Zimbabwe.

Les autorités financières, censées mettre les escrocs sous les verrous, utilisent l’argent du contribuable qui les emploie pour permettre aux « banksters » de s’octroyer un bonus record chaque année, que ces derniers coulent le système bancaire ou non. Enfin, les médias, ce fameux « quatrième pouvoir », encouragent l’investisseur à acheter des actions juste avant que la bulle n’éclate, afin de les revendre au creux de la vague – leurs collusions avec les politiciens sont légendaires, mais, bien sûr, en public, il faut donner l’impression inverse.
Vous le voyez : comme dans le pseudo-tribunal d’Erie, tout, dans la finance actuelle, sonne faux. La responsabilité finale revient à l’actionnaire, qui croit pouvoir gagner de l’argent en Bourse sans jamais participer aux assemblées générales, ni voter. Conséquence logique : le management, qui, en principe, est à son service, se croit dès lors tout permis. Et que je m’octroie force bonus et parachutes dorés et que je recours à des méthodes d’affaires illégales comme Unicredit America…

La source et les liens :

Génial: UNICREDIT America, collecteur de dettes ici leur site, a convoqué des gens dans un faux tribunal, avec du faux personnel pour saisir les maisons, voitures. C’est DINGUE !! AU SECOURS !!! Tout est faux, y compris le mobilier, sauf les gens convoqués, et tout a été vendu ensuite aux hedge funds, banques étrangères, etc. Je ne sais pas si vous imaginez où ils en sont arrivés… A FABRIQUER DES FAUX TRIBUNAUX… Lisez ici Pittsburgh Channel et voyez la video de la télé régionale… Là on dépasse le cadre de tout ce qui a été vu, c’est l’information LA PLUS FOLLE, LA PLUS EXPLOSIVE EN 3 ANNEES DE REVUE DE PRESSE. Les banques ont détourné les lois, les politiciens, la vie elle même… Il y a même un faux sheriff au tribunal qui a pris les clés et papiers des voitures des gens… ENVOYEZ CET ARTICLE A TOUS VOS MAILS, JE VOUS LE DEMANDE, la démocratie est volée en ce moment sous nos yeux par les banques et leurs sbires, les collecteurs de dettes. Ici le lien sur l’affaire du ministère de la justice de l’Etat de Pennsylvanie.  Revue de Presse par Pierre Jovanovic © www.jovanovic.com 2008-2010

Maurice Allais nous a ainsi quitté samedi dernier. Nous perdons ainsi un visionnaire de la Crise actuelle.

Rappelons son article testament de l’année dernière :

http://www.soyons-lucides.fr/lettre-aux-francais-de-maurice-allais-contre-les-tabous-indiscutes/

et je vous propose cet article de la Tribune de février 2010, très touchant :

Le déjeuner de Philippe Mabille : Maurice Allais, le prophète de la crise, accuse les traders

A 98 ans, notre seul Prix Nobel d’économie garde sa lucidité et son sens de la provocation. Attablé à La Grande Cascade, au bois de Boulogne, il dénonce la mondialisation, la manipulation des cours de Bourse et la naïveté de l’Europe.

montage P.Mabille / Maurice Allais

La rencontre a été organisée par Yvon Gattaz, le président du conseil de surveillance de Radiall, l’entreprise familiale désormais dirigée par son fils Pierre. Âgé de 84 ans, l’infatigable défenseur des PME patrimoniales, président du CNPF au début du premier septennat de François Mitterrand, dont il conserve quelques anecdotes croquignolesques, invite chaque début d’année à déjeuner à La Grande Cascade, le restaurant du bois de Boulogne, Maurice Allais, qui siège avec lui à l’Académie des sciences morales et politiques.
Les deux hommes se sont rencontrés en 1990 à l’Institut, deux ans après que Maurice Allais eut reçu le prix Nobel d’économie, pour des travaux de macroéconomie qu’il avait écrits juste après la Seconde Guerre mondiale. On n’est jamais reconnu trop tard…

Élu un an plus tôt, en 1989, Yvon Gattaz, actuel président de la section économie politique, statistique et finance de la vénérable académie, s’excuse presque auprès de son aîné d’être son doyen. Pensez donc, il n’a fait « que » Centrale (en concentrant maths sup. et maths spé. sur une seule année, tout de même !) quand Maurice Allais aligne les distinctions scientifiques : major de Polytechnique en 1933, École des mines, le Prix Nobel a enseigné l’économie aux Mines, à Paris-X Nanterre (où il a eu comme élèves Strauss-Kahn et Kessler), publié près de 90 articles et de nombreux livres.

Dans « La Crise mondiale aujourd’hui » (Éditions Clément Juglar), il prophétisait, dès 1999, que les excès des marchés financiers préparaient une crise violente. Dix ans plus tard, notre Prix Nobel ne tire aucun orgueil particulier d’avoir vu juste. Mais il regrette de n’être pas plus entendu.

Complot des multinationales

A 98 ans, l’homme est visiblement fatigué par l’âge, mais son esprit reste vif et tranchant. Face à la faconde rocailleuse et joyeuse de Gattaz, Maurice Allais semble d’abord sur la réserve. Méfiance de celui qui a été si souvent critiqué pour ses prises de positions iconoclastes ? La présence de sa fille Christine le rassure. « Maurice, tu es un provocateur », lui lance Yvon Gattaz en guise d’apéritif.

« On a organisé un cordon sanitaire contre mes idées », dénonce Allais, qui y voit le « complot » des multinationales. D’ailleurs, pour entretenir la mémoire de Maurice Allais, il a fallu qu’un collectif d’anciens élèves crée l’Airama, l’Alliance internationale pour la reconnaissance des apports de Maurice Allais en physique et en économie. Un comble, notre seul Prix Nobel d’Économie a le sentiment d’être un mal-aimé. La France ne l’a tout de même pas négligé : deux fois grand-croix, du Mérite et de la Légion d’honneur, que Nicolas Sarkozy lui a remise avant Noël.

Amadouer le fauve

Le menu du marché, servi sous la verrière et préparé par Frédéric Robert, ancien chef d’Alain Senderens, finit par amadouer le fauve… qui attaque sec. « Les traders, il faut que vous dénonciez les traders. Les cours de Bourse n’ont plus aucune signification. » Pour Maurice Allais, tout cela est le résultat d’une « gigantesque manipulation des marchés financiers».

On croirait presque du Sarkozy qui, deux jours plus tôt, s’est presque fait siffler par les banquiers à Davos ! Sarkozy et Obama « ne vont pas assez loin : il faut interdire au banques de spéculer, rétablir le Glass-Steagall Act », aboli en 1999 par Clinton et qui séparait strictement depuis 1933 banques de dépôt et banques d’investissement. L’économiste libéral ne mâche pas ses mots : « le problème fondamental, c’est qu’une coalition de bandits de la finance spécule au détriment du public. »

Libéral Maurice Allais ? Il se définit lui-même comme libéral ET socialiste. Citant le père Lacordaire, catholique libéral et social du XIX ème siècle, rallié à la révolution de 1848 : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. » Et Allais de reprendre sa critique de la mondialisation, dont il a fait un livre (« La Mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance », Éditions Clément Juglar, 1999). Pour lui, « le chômage de masse des pays occidentaux est lié à la libéralisation incontrôlée des échanges. Cela n’a rien à voir avec la monnaie ». Et toc pour ceux qui veulent refonder le système de Bretton Woods…

Ce qu’aurait dû faire l’Europe

La « pire erreur » de l’Europe a été de ne pas mettre en place « une préférence communautaire qui aurait été progressivement levée, au fur et à mesure du rapprochement des écarts salariaux avec le monde émergent ». Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC, mais aussi les « européo-naifs » sont pour cela devenus les bêtes noires de Maurice Allais.

« Ces gens là ont laissé le monde à la merci des multinationales. » Autant d’idées à contre-courant de la pensée unique, qui ont fait de Maurice Allais le chef de file d’un courant néo-protectionniste qui fait son chemin parmi les élites, mais aussi, reconnaît Yvon Gattaz, chez certains patrons. Souvent les idées échappent à leur auteur : celles de Maurice Allais ont été récupérées par les extrêmes, de droite comme de gauche. Le programme économique du Front national a repris à son compte les critiques d’Allais contre « la chienlit laisser-fairiste et libre-échangiste ».

L’intéressé ne désespère pas d’être mieux compris, par exemple quand il entend le président de la République plaider pour une taxe carbone aux frontières de l’Europe ou pour l’inclusion des conventions de l’Organisation internationale du travail dans les règles du commerce. « Il n’est pas trop tard pour l’Europe », espère-t-il, « mais il est moins une. Il est encore possible de rétablir des échanges plus équilibrés ». Le basculement du monde vers la Chine ne lui semble pour autant pas illogique : « c’est le peuple le plus intelligent de la terre », juge-t-il. « J’ai eu un étudiant chinois imbattable ».

Deux regrets

Tel est donc Maurice Allais, dont le centenaire, le 31 mai 2011, pourrait bien voir le triomphe de ses idées, dans un monde en crise pour n’avoir pas écouté les Cassandre qui l’avaient pourtant annoncée. Au dessert, le vieux monsieur se laisse aller à exprimer deux regrets : celui de n’avoir pas accepté un poste de professeur à l’université de Virginie, « payé aussi cher que le vice-président des États-Unis… » ; celui de ne pas avoir eu aussi le prix Nobel de physique, alors que ses travaux dans ce domaine ont permis « de démontrer la fausseté de la théorie de la relativité d’Einstein », se félicite-t-il avec une lueur de malice dans les yeux…

http://www.latribune.fr/journal/edition-du-0602/editos-et-opinions/360727/le-dejeuner-de-philippe-mabille-maurice-allais-le-prophete-de-la-crise-accuse-les-traders.html

allais Maurice Allais : Contre les tabous indiscutésUn des derniers journaux libres en France, Marianne, vient de publier (n°659, 5 décembre 2009) un excellent article de Maurice Allais – seul prix Nobel d’Economie français (1988), 98 ans…

Pour mémoire, sorti de Polytechnique ne 1933, il s’est précipité aux États-Unis pour y observer les ravages de la crise de 1929. Il est donc plutôt qualifié pour nous donner son point de vue…

Précision importante : le courage et la qualité du travail des journalistes de Marianne (et le respect du droit d’auteur – mais cet article se doit d’être très largement diffusé au vu de son importance, et du blackout des médias…), chaque semaine, mérite que nous les soutenions en nous abonnant. Si nous n’aidons pas les seuls journalistes qui nous défendent encore, nous ne pourrons nous plaindre si nous nous retrouvions seuls un jour face aux « barbares prétendument libéraux ».

Vous pouvez télécharger ici  l’appel de Maurice Allais : Maurice Allais – Contre les tabous indiscutés.pdf

Le cri d’alarme du seul prix Nobel d’économie français :

CONTRE LES TABOUS INDISCUTÉS

Lettre aux Français par Maurice Allais – Marianne n°659, 5 décembre 2009.

Le point de vue que j’exprime est celui d’un théoricien à la fois libéral et socialiste. Les deux notions sont indissociables dans mon esprit, car leur opposition m’apparaît fausse, artificielle. L’idéal socialiste consiste à s’intéresser à l’équité de la redistribution des richesses, tandis que les libéraux véritables se préoccupent de l’efficacité de la production de cette même richesse. Ils constituent à mes yeux deux aspects complémentaires d’une même doctrine. Et c’est précisément à ce titre de libéral que je m’autorise à critiquer les positions répétées des grandes instances internationales en faveur d’un libre-échangisme appliqué aveuglément.

Le fondement de la crise : l’organisation du commerce mondial

La récente réunion du G20 a de nouveau proclamé sa dénonciation du « protectionnisme » , dénonciation absurde à chaque fois qu’elle se voit exprimée sans nuance, comme cela vient d’être le cas. Nous sommes confrontés à ce que j’ai par le passé nommé « des tabous indiscutés dont les effets pervers se sont multipliés et renforcés au cours des années » (1). Car tout libéraliser, on vient de le vérifier, amène les pires désordres. Inversement, parmi les multiples vérités qui ne sont pas abordées se trouve le fondement réel de l’actuelle crise : l’organisation du commerce mondial, qu’il faut réformer profondément, et prioritairement à l’autre grande réforme également indispensable que sera celle du système bancaire.

Les grands dirigeants de la planète montrent une nouvelle fois leur ignorance de l’économie qui les conduit à confondre deux sortes de protectionnismes : il en existe certains de néfastes, tandis que d’autres sont entièrement justifiés. Dans la première catégorie se trouve le protectionnisme entre pays à salaires comparables, qui n’est pas souhaitable en général. Par contre, le protectionnisme entre pays de niveaux de vie très différents est non seulement justifié, mais absolument nécessaire. C’est en particulier le cas à propos de la Chine, avec laquelle il est fou d’avoir supprimé les protections douanières aux frontières. Mais c’est aussi vrai avec des pays plus proches, y compris au sein même de l’Europe. Il suffit au lecteur de s’interroger sur la manière éventuelle de lutter contre des coûts de fabrication cinq ou dix fois moindres – si ce n’est des écarts plus importants encore – pour constater que la concurrence n’est pas viable dans la grande majorité des cas. Particulièrement face à des concurrents indiens ou surtout chinois qui, outre leur très faible prix de main-d’œuvre, sont extrêmement compétents et entreprenants.

Il faut délocaliser Pascal Lamy !

Mon analyse étant que le chômage actuel est dû à cette libéralisation totale du commerce, la voie prise par le G20 m’apparaît par conséquent nuisible. Elle va se révéler un facteur d’aggravation de la situation sociale. À ce titre, elle constitue une sottise majeure, à partir d’un contresens incroyable. Tout comme le fait d’attribuer la crise de 1929 à des causes protectionnistes constitue un contresens historique. Sa véritable origine se trouvait déjà dans le développement inconsidéré du crédit durant les années qui l’ont précédée. Au contraire, les mesures protectionnistes qui ont été prises, mais après l’arrivée de la crise, ont certainement pu contribuer à mieux la contrôler. Comme je l’ai précédemment indiqué, nous faisons face à une ignorance criminelle. Que le directeur général de l’Organisation mondiale du commerce, Pascal Lamy, ait déclaré : « Aujourd’hui, les leaders du G20 ont clairement indiqué ce qu’ils attendent du cycle de Doha : une conclusion en 2010 » et qu’il ait demandé une accélération de ce processus de libéralisation m’apparaît une méprise monumentale, je la qualifierais même de monstrueuse. Les échanges, contrairement à ce que pense Pascal Lamy, ne doivent pas être considérés comme un objectif en soi, ils ne sont qu’un moyen. Cet homme, qui était en poste à Bruxelles auparavant, commissaire européen au Commerce, ne comprend rien, rien, hélas ! Face à de tels entêtements suicidaires, ma proposition est la suivante : il faut de toute urgence délocaliser Pascal Lamy, un des facteurs majeurs de chômage !

Plus concrètement, les règles à dégager sont d’une simplicité folle : du chômage résulte des délocalisations, elles-mêmes dues aux trop grandes différences de salaires… À partir de ce constat, ce qu’il faut entreprendre en devient tellement évident ! Il est indispensable de rétablir une légitime protection. Depuis plus de dix ans, j’ai proposé de recréer des ensembles régionaux plus homogènes, unissant plusieurs pays lorsque ceux-ci présentent de mêmes conditions de revenus, et de mêmes conditions sociales. Chacune de ces « organisations régionales » serait autorisée à se protéger de manière raisonnable contre les écarts de coûts de production assurant des avantages indus a certains pays concurrents, tout en maintenant simultanément en interne, au sein de sa zone, les conditions d’une saine et réelle concurrence entre ses membres associés.

Un protectionnisme raisonné et raisonnable

Ma position et le système que je préconise ne constitueraient pas une atteinte aux pays en développement. Actuellement, les grandes entreprises les utilisent pour leurs bas coûts, mais elles partiraient si les salaires y augmentaient trop. Ces pays ont intérêt à adopter mon principe et à s’unir à leurs voisins dotés de niveaux de vie semblables, pour développer à leur tour ensemble un marché interne suffisamment vaste pour soutenir leur production, mais suffisamment équilibré aussi pour que la concurrence interne ne repose pas uniquement sur le maintien de salaires bas. Cela pourrait concerner par exemple plusieurs pays de l’est de l’Union européenne, qui ont été intégrés sans réflexion ni délais préalables suffisants, mais aussi ceux d’Afrique ou d’Amérique latine.

L’absence d’une telle protection apportera la destruction de toute l’activité de chaque pays ayant des revenus plus élevés, c’est-à-dire de toutes les industries de l’Europe de l’Ouest et celles des pays développés. Car il est évident qu’avec le point de vue doctrinaire du G20, toute l’industrie française finira par partir à l’extérieur. Il m’apparaît scandaleux que des entreprises ferment des sites rentables en France ou licencient, tandis qu’elles en ouvrent dans les zones à moindres coûts, comme cela a été le cas dans le secteur des pneumatiques pour automobiles, avec les annonces faites depuis le printemps par Continental et par Michelin. Si aucune limite n’est posée, ce qui va arriver peut d’ores et déjà être annoncé aux Français : une augmentation de la destruction d’emplois, une croissance dramatique du chômage non seulement dans l’industrie, mais tout autant dans l’agriculture et les services.

De ce point de vue, il est vrai que je ne fais pas partie des économistes qui emploient le mot « bulle ». Qu’il y ait des mouvements qui se généralisent, j’en suis d’accord, mais ce terme de « bulle » me semble inapproprié pour décrire le chômage qui résulte des délocalisations. En effet, sa progression revêt un caractère permanent et régulier, depuis maintenant plus de trente ans. L’essentiel du chômage que nous subissons —tout au moins du chômage tel qu’il s’est présenté jusqu’en 2008 — résulte précisément de cette libération inconsidérée du commerce à l’échelle mondiale sans se préoccuper des niveaux de vie. Ce qui se produit est donc autre chose qu’une bulle, mais un phénomène de fond, tout comme l’est la libéralisation des échanges, et la position de Pascal Lamy constitue bien une position sur le fond.

Crise et mondialisation sont liées

Les grands dirigeants mondiaux préfèrent, quant à eux, tout ramener à la monnaie, or elle ne représente qu’une partie des causes du problème. Crise et mondialisation : les deux sont liées. Régler seulement le problème monétaire ne suffirait pas, ne réglerait pas le point essentiel qu’est la libéralisation nocive des échanges internationaux, Le gouvernement attribue les conséquences sociales des délocalisations à des causes monétaires, c’est une erreur folle.

Pour ma part, j’ai combattu les délocalisations dans mes dernières publications (2). On connaît donc un peu mon message. Alors que les fondateurs du marché commun européen à six avaient prévu des délais de plusieurs années avant de libéraliser les échanges avec les nouveaux membres accueillis en 1986, nous avons ensuite, ouvert l’Europe sans aucune précaution et sans laisser de protection extérieure face à la concurrence de pays dotés de coûts salariaux si faibles que s’en défendre devenait illusoire. Certains de nos dirigeants, après cela, viennent s’étonner des conséquences !

Si le lecteur voulait bien reprendre mes analyses du chômage, telles que je les ai publiées dans les deux dernières décennies, il constaterait que les événements que nous vivons y ont été non seulement annoncés mais décrits en détail. Pourtant, ils n’ont bénéficié que d’un écho de plus en plus limité dans la grande presse. Ce silence conduit à s’interroger.

Un prix Nobel… téléspectateur

Les commentateurs économiques que je vois s’exprimer régulièrement à la télévision pour analyser les causes de l’actuelle crise sont fréquemment les mêmes qui y venaient auparavant pour analyser la bonne conjoncture avec une parfaite sérénité. Ils n’avaient pas annoncé l’arrivée de la crise, et ils ne proposent pour la plupart d’entre eux rien de sérieux pour en sortir. Mais on les invite encore. Pour ma part, je n’étais pas convié sur les plateaux de télévision quand j’annonçais, et j’écrivais, il y a plus de dix ans, qu’une crise majeure accompagnée d’un chômage incontrôlé allait bientôt se produire, je fais partie de ceux qui n’ont pas été admis à expliquer aux Français ce que sont les origines réelles de la crise alors qu’ils ont été dépossédés de tout pouvoir réel sur leur propre monnaie, au profit des banquiers. Par le passé, j’ai fait transmettre à certaines émissions économiques auxquelles j’assistais en téléspectateur le message que j’étais disposé à venir parler de ce que sont progressivement devenues les banques actuelles, le rôle véritablement dangereux des traders, et pourquoi certaines vérités ne sont pas dites à leur sujet. Aucune réponse, même négative, n’est venue d’aucune chaîne de télévision et ce durant des années.

Cette attitude répétée soulève un problème concernant les grands médias en France : certains experts y sont autorisés et d’autres, interdits. Bien que je sois un expert internationalement reconnu sur les crises économiques, notamment celles de 1929 ou de 1987, ma situation présente peut donc se résumer de la manière suivante : je suis un téléspectateur. Un prix Nobel… téléspectateur, Je me retrouve face à ce qu’affirment les spécialistes régulièrement invités, quant à eux, sur les plateaux de télévision, tels que certains universitaires ou des analystes financiers qui garantissent bien comprendre ce qui se passe et savoir ce qu’il faut faire. Alors qu’en réalité ils ne comprennent rien. Leur situation rejoint celle que j’avais constatée lorsque je m’étais rendu en 1933 aux États-Unis, avec l’objectif d’étudier la crise qui y sévissait, son chômage et ses sans-abri : il y régnait une incompréhension intellectuelle totale. Aujourd’hui également, ces experts se trompent dans leurs explications. Certains se trompent doublement en ignorant leur ignorance, mais d’autres, qui la connaissent et pourtant la dissimulent, trompent ainsi les Français.

Cette ignorance et surtout la volonté de la cacher grâce à certains médias dénotent un pourrissement du débat et de l’intelligence, par le fait d’intérêts particuliers souvent liés à l’argent. Des intérêts qui souhaitent que l’ordre économique actuel, qui fonctionne à leur avantage, perdure tel qu’il est. Parmi eux se trouvent en particulier les multinationales qui sont les principales bénéficiaires, avec les milieux boursiers et bancaires, d’un mécanisme économique qui les enrichit, tandis qu’il appauvrit la majorité de la population française mais aussi mondiale.

Question clé : quelle est la liberté véritable des grands médias ? Je parle de leur liberté par rapport au monde de la finance tout autant qu’aux sphères de la politique.

Deuxième question : qui détient de la sorte le pouvoir de décider qu’un expert est ou non autorisé à exprimer un libre commentaire dans la presse ?

Dernière question : pourquoi les causes de la crise telles qu’elles sont présentées aux Français par ces personnalités invitées sont-elles souvent le signe d’une profonde incompréhension de la réalité économique ? S’agit-il seulement de leur part d’ignorance ? C’est possible pour un certain nombre d’entre eux, mais pas pour tous. Ceux qui détiennent ce pouvoir de décision nous laissent le choix entre écouter des ignorants ou des trompeurs.

Maurice Allais.

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(1) L’Europe en crise. Que faire ?, éditions Clément Juglar. Paris, 2005.

(2) Notamment La crise mondiale aujourd’hui, éditions Clément Juglar, 1999, et la Mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance : l’évidence empirique, éditions Clément Juglar, 1999.

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Le Prix Nobel iconoclaste et bâillonné

La « Lettre aux Français » que le seul et unique prix Nobel d’économie français a rédigée pour Marianne aura-t-elle plus d’écho que ses précédentes interventions ? Il annonce que le chômage va continuer à croître en Europe, aux États-Unis et dans le monde développé. Il dénonce la myopie de la plupart des responsables économiques et politiques sur la crise financière et bancaire qui n’est, selon lui, que le symptôme spectaculaire d’une crise économique plus profonde : la déréglementation de la concurrence sur le marché mondial de la main-d’œuvre. Depuis deux décennies, cet économiste libéral n’a cessé d’alerter les décideurs, et la grande crise, il l’avait clairement annoncée il y a plus de dix ans.

Éternel casse-pieds

Mais qui connaît Maurice Allais, à part ceux qui ont tout fait pour le faire taire ? On savait que la pensée unique n’avait jamais été aussi hégémonique qu’en économie, la gauche elle-même ayant fini par céder à la vulgate néolibérale. On savait le sort qu’elle réserve à ceux qui ne pensent pas en troupeau. Mais, avec le cas Allais, on mesure la capacité d’étouffement d’une élite habitée par cette idéologie, au point d’ostraciser un prix Nobel devenu maudit parce qu’il a toujours été plus soucieux des faits que des cases où il faut savoir se blottir.

« La réalité que l’on peut constater a toujours primé pour moi. Mon existence a été dominée par le désir de comprendre ce qui se passe, en économie comme en physique ». Car Maurice Allais est un physicien venu à l’économie à la vue des effets inouïs de la crise de 1929. Dès sa sortie de Polytechnique, en 1933, il part aux États-Unis. « C’était la misère sociale, mais aussi intellectuelle : personne ne comprenait ce qui était arrivé. » Misère à laquelle est sensible le jeune Allais, qui avait réussi à en sortir grâce à une institutrice qui le poussa aux études : fils d’une vendeuse veuve de guerre, il a, toute sa jeunesse, installé chaque soir un lit pliant pour dormir dans un couloir. Ce voyage américain le décide à se consacrer à l’économie, sans jamais abandonner une carrière parallèle de physicien reconnu pour ses travaux sur la gravitation. Il devient le chef de file de la recherche française en économétrie, spécialiste de l’analyse des marchés, de la dynamique monétaire et du risque financier. Il rédige, pendant la guerre, une théorie de l’économie pure qu’il ne publiera que quarante ans plus lard et qui lui vaudra le prix Nobel d’économie en 1988. Mais les journalistes japonais sont plus nombreux que leurs homologues français à la remise du prix : il est déjà considéré comme un vieux libéral ringardisé par la mode néolibérale.

Car, s’il croit à l’efficacité du marché, c’est à condition de le « corriger par une redistribution sociale des revenus illégitimes ». Il a refusé de faire partie du club des libéraux fondé par Friedrich von Hayek et Milton Friedman : ils accordaient, selon lui, trop d’importance au droit de propriété… « Toute ma vie d’économiste, j’ai vérifié la justesse de Lacordaire : entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la règle qui libère », précise Maurice Allais, dont Raymond Aron avait bien résumé la position : « Convaincre des socialistes que le vrai libéral ne désire pas moins qu’eux la justice sociale, et des libéraux que l’efficacité de l’économie de marché ne suffit plus à garantir une répartition acceptable des revenus. » Il ne convaincra ni les uns ni les autres, se disant « libéral et socialiste ».

Éternel casse-pieds inclassable. Il aura démontré la faillite économique soviétique en décryptant le trucage de ses statistiques. Favorable à l’indépendance de l’Algérie, il se mobilise en faveur des harkis au point de risquer l’internement administratif. Privé de la chaire d’économie de Polytechnique car trop dirigiste, « je n’ai jamais été invité à l’ENA, j’ai affronté des haines incroyables ! » Après son Nobel, il continue en dénonçant « la chienlit laisser-fairiste » du néolibéralisme triomphant. Seul moyen d’expression : ses chroniques touffues publiées dans le Figaro, où le protège Alain Peyrefitte. À la mort de ce dernier, en 1999, il est congédié comme un malpropre.

Il vient de publier une tribune alarmiste dénonçant une finance de « casino» : « L’économie mondiale tout entière repose aujourd’hui sur de gigantesques pyramides de dettes, prenant appui les unes sur les autres dans un équilibre fragile, jamais dans le passé une pareille accumulation de promesses de payer ne s’était constatée. Jamais, sans doute, il est devenu plus difficile d’y faire face, jamais, sans doute, une telle instabilité potentielle n’était apparue avec une telle menace d’un effondrement général. » Propos développés l’année suivante dans un petit ouvrage très lisible* qui annonce l’effondrement financier dix ans à l’avance. Ses recommandations en faveur d’un protectionnisme européen, reprises par Chevènement et Le Pen, lui valurent d’être assimilé au diable par les gazettes bien-pensantes. En 2005, lors de la campagne sur le référendum européen, le prix Nobel veut publier une tribune expliquant comment Bruxelles, reniant le marché commun en abandonnant la préférence communautaire, a brisé sa croissance économique et détruit ses emplois, livrant l’Europe au dépeçage industriel : elle est refusée partout, seule l’Humanité accepte de la publier…

Aujourd’hui, à 98 ans, le vieux savant pensait que sa clairvoyance serait au moins reconnue. Non, silence total, à la notable exception du bel hommage que lui a rendu Pierre-Antoine Delhommais dans le Monde. Les autres continuent de tourner en rond, enfermés dans leur « cercle de la raison » •

Éric Conan

* La Crise mondiale aujourd’hui, éditions Clément Juglar, 1999.

Source : Marianne, n°659, décembre 2009.

Olivier Brumaire publie sur son blog www.reformons-le-capitalisme.fr un livre sur la crise économique, qui fait le lien avec la crise écologique qui commence…

A télécharger gratuitement…

Bonne lecture