On applique des rustines pour préserver l’ancien monde
Économie août 29th, 2009Deux nouveaux articles de Paul Jorion :
Chaque jour, cet été, nous interrogeons un grand témoin de l’actualité sur sa vision de l’après-crise. Aujourd’hui, pour le sociologue et anthropologue Paul Jorion, la crise est loin d’être terminée et la sortie de crise très incertaine, faute de mesures efficaces et énergiques. Le pouvoir politique a, selon lui, abdiqué face au monde de la finance.
Comment voyez-vous le monde de l’après-crise ?
La crise est loin d’être terminée, elle a à peine commencé en France et je ne vois pas comment aujourd’hui nous en sortir. Malgré le climat d’euphorie qui règne actuellement, la sortie de crise me paraît d’autant plus incertaine que les mesures prises par les États pour réformer la finance et relancer l’économie sont tout à fait inappropriées. Aux États-Unis, l’immense vague d’espérance suscitée par l’élection de Barack Obama s’est vite brisée sur les puissants lobbies de Wall Street. Il manque toujours quelques voix au Congrès pour adopter des textes encadrant mieux l’activité des banques. Ce n’est pas surprenant : le Parti démocrate a toujours eu de nombreux soutiens dans le monde de la finance alors que le Parti républicain a traditionnellement l’appui des grands industriels, notamment du complexe militaro-industriel.
Aucune leçon ne pourra donc être tirée de la crise ?
J’ai plutôt le sentiment que l’on applique des rustines pour tenter de remettre l’ancien système sur les rails. Il existe aux États-Unis un grand écart entre le discours et la réalité. C’est également le cas en Europe. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont eu le courage de dire que la crise était plus grave que l’on imagine. Mais je doute qu’ils aient les moyens de mener des actions efficaces, surtout dans une Europe aussi désunie. Le politique a totalement abdiqué. C’est le principal enseignement de la crise et la grande différence par rapport à la crise de 1929, où l’État a su imposer des réformes radicales, comme aux États-Unis, avec la stricte séparation des activités de banque d’investissement et de banque commerciale. Rien de tel aujourd’hui : les politiques sont toujours convaincus des vertus autorégulatrices des marchés et ont délégué leur pouvoir aux banques centrales, alors même qu’elles sont sous influence de l’industrie financière. Pire, les politiques ont fait pression pour que les règles comptables soient modifiées, de telle sorte que personne n’est en mesure aujourd’hui de connaître exactement l’étendue réelle des pertes. C’est même renier l’un des principes du capitalisme, la transparence de l’information.
Selon vous, une meilleure régulation de la finance aurait-elle permis d’éviter la crise ?
Sans aucun doute. L’État de Caroline du Nord a, par exemple, très vite réglementé les crédits subprimes et le maintien du Glass-Steagall Act aurait empêché que la crise des subprimes ne tarisse l’ensemble des crédits à l’économie. Aujourd’hui, il faudrait changer de paradigme, comme dans les années 30, et cesser de se focaliser sur la liquidité des marchés. La priorité devrait être désormais donnée à la solvabilité des entreprises et des ménages. Il est tout à fait illusoire de croire que les dettes privées pourront être un jour remboursées. Par conséquent, il ne sert à rien de rééchelonner : il faut remettre les compteurs à zéro. Ce qui suppose bien évidemment la nationalisation du secteur bancaire et la disparition de nombreuses banques. Autre priorité : rééquilibrer la répartition entre profits et salaires de manière à ce que les ménages ne soient plus contraints de vivre perpétuellement à crédit. C’est tout le système d’endettement aux États-Unis, organisé autour de l’immobilier, qu’il faut par conséquent remette en cause. Enfin, il faut prévenir toute nouvelle dynamique de bulle financière. Pour cela, il convient enfin de prendre en compte les méfaits de la spéculation qui prélève sur l’économie une dîme injustifiée. Des décisions simples peuvent être prises, comme interdire l’accès des marchés à terme aux opérateurs n’ayant pas le statut de négociant. Mais les mesures les plus efficaces sont souvent les plus difficiles à prendre du point de vue politique. On se contente alors de « verdir » l’économie pour préserver l’ancien monde. Cela n’est évidemment pas à la hauteur du drame qui se joue actuellement.
Vous avez, dans l’un de vos livres, prédit la fin du capitalisme américain…
Oui, et on peut même mettre une date sur son acte de décès : le 18 mars 2009. La banque centrale américaine avait alors annoncé son intention de racheter des bons du Trésor américains sur des montants considérables. Autrement dit, les États-Unis ont décidé d’avaler leur propre dette, ce qui signe la fin du mythe du dollar sur lequel a prospéré le capitalisme made in Wall Street. Mais tout est fait pour dissimuler la portée de cette décision historique !
La relance de l’économie mondiale passe-t-elle par la Chine ?
Le match va effectivement se jouer entre une Chine qui monte et une Amérique sur le déclin. Mais permettez à l’anthropologue que je suis de rappeler que la croissance chinoise sera stoppée par les limites du monde ! L’homme a jusqu’ici prospéré grâce à une approche colonisatrice de son environnement. Aujourd’hui, nous détruisons massivement nos ressources, nous polluons comme jamais, nous créons des outils, comme l’informatique ou la monnaie, que nous ne maîtrisons plus. Notre ingéniosité et notre agressivité nous ont permis de survivre, elles risquent désormais de nous perdre. Le moment est venu pour la solidarité. Pour nous préserver de l’extinction.
Bio express : anthropologue français, auteur de « la crise du capitalisme américain » et de « l’implosion », Paul Jorion a travaillé au cœur du système du crédit immobilier américain et annoncé, dès 2006, la crise des subprimes. Cet observateur des États-Unis porte depuis un regard décalé et sans concessions sur la crise et l’économie. Prochain ouvrage : « L’argent, mode d’emploi » (Fayard)
Propos recueillis par Eric Benhamou – La Tribune – 26 aout 2009
et le second :
L’extraterritorialité morale de la finance n’a que trop duré !
Une banque réalise une opération spéculative, disons à la hausse du prix du pétrole. Elle gagne un milliard. Le trader qui l’a menée a droit à 10 % du total, soit 100 millions. Si vous lisez les journaux, vous aurez déjà compris que mon illustration n’est pas purement imaginaire !
Moralisons la finance : plafonnons le bonus des traders. Andrew Hall de Citigroup, puisque c’est de lui qu’il s’agit, n’aura plus droit qu’a un million de dollars. Examinons l’avant et l’après. Avant : 100 millions pour le trader, 900 millions pour la banque, coût pour la communauté en prix du carburant, 1 milliard. Après : 1 million pour le trader, 999 millions pour la banque, coût pour la communauté, 1 milliard. Question : a-t-on vraiment moralisé la finance ?
Vous m’avez compris : ce n’est pas en réduisant le bonus des traders que la finance sera moralisée. La morale – ou plutôt l’absence de morale – n’est pas dans le taux de la commission, elle est dans l’opération qui permet que la communauté soit plumée.
Seulement de cela, on ne parle pas. Pourquoi ? Parce que la seule communauté que connaissent les banques centrales, c’est la communauté des investisseurs. Les autres, c’est l’ennemi : les autres réclament des augmentations de salaires qui pénalisent les seuls qu’il s’agit de défendre. Quand les autres crient trop fort, les banques centrales font monter le taux d’intérêt qui ferme les usines, et au bout d’un moment, ils ont compris et eux aussi la ferment.
On dit : « la finance est amorale » et on entend comme au feu d’artifice des « Ah ! » et des « Oh ! » Ce n’est pas qu’elle est immorale comme chacun croit l’observer mais qu’elle est a-morale. Avec ça, tout a semble-t-il été dit, et tout le monde rentre chez soi content. Mais accepterions-nous qu’on nous dise à propos du politique, s’il apparaissait immoral, que ce n’est rien, qu’il est simplement a-moral ? Non ! Alors pourquoi tolérons-nous ce discours à propos de la finance ?
Parce qu’on nous dit : « C’est la liberté qui est en jeu ! » On nous dit : il faut choisir entre liberté et égalité, il faut choisir entre concurrence et solidarité. Et c’est là que nous nous laissons berner parce que nous répondons : « Ah ! ben oui, c’est vrai ça ! » Non ce n’est pas vrai, parce que ce à quoi ils pensent quand ils vous disent « liberté », c’est individualisme à tout crin, « Après moi le déluge ! », l’agressivité sans contrainte, et quand ils vous disent « concurrence », ils pensent à la loi du plus fort (eux en l’occurrence), « Malheur aux vaincus ! » et, une fois de plus, l’agressivité sans contrainte. Et cela, voyez-vous, ce n’est pas un choix, il ne s’agit pas de valeurs à instaurer : c’est l’animalité au cœur de l’homme, telle que la nature l’a créé. Ce n’est pas un choix : c’est le donné sur lequel notre espèce a bâti.
Le seul choix possible, c’est de faire un pas en-dehors de l’animalité, en domestiquant nos instincts. Et la nature ici n’est pas une excuse, parce que si elle nous a dit dans un premier temps : « C’est votre agressivité qui vous permettra de survivre », elle nous dit aujourd’hui dans un second temps : « Sur une planète dont vous découvrirez un jour les limites… ».
Nous sommes sortis de l’animalité brute pour ce qui touche au politique en exigeant que la politique soit morale. Nous n’y sommes pas arrivés parce que nous avons accepté au cœur de nos sociétés une finance amorale qui dévoie le politique en permanence en le soumettant au pouvoir de l’argent. Il s’agit maintenant de domestiquer la finance à son tour en la soumettant elle aussi à la règle morale. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que pour cela, on ne pourra pas se contenter de règlementer la manière dont elle fait les choses : il faudra aller voir aussi quelles sont précisément les choses qu’elle fait, et dire à propos de certaines – comme nous l’avons fait partout ailleurs dans nos sociétés : « Ceci n’est pas bien ! », le condamner et le faire disparaître.
L’extraterritorialité morale de la finance n’a que trop duré !
Paul Jorion – 28/08/2009