En se plongeant dans les statistiques de l’organisme de sondage Gallup, portant sur 450 000 Américains, deux chercheurs ont découvert le revenu à partir duquel l’argent ne faisait plus trop le bonheur : 75 000 dollars par an et par ménage (55 000 euros). En deçà, les sondés ne sont pas satisfaits ; au-delà, leur bonne humeur plafonne.

L’étude, publiée dans la revue Proceeding of the National academy of sciences, a été conduite par un psychologue et un économiste : Daniel Kahneman et Angus Deaton, de l’université de Princeton. Les deux hommes ont distingué deux mesures possibles du bien-être :

  • Une mesure subjective : « Etes-vous satisfait de votre vie ces jours-ci ? »
  • Une mesure objective : la fréquence et l’intensité des moments de joie,
    stress, tendresse, colère, etc, notées pendant une journée.

Les résultats de leurs recherches sont très différents selon ces deux mesures. L’impression d’être heureux continue de croître après 75 000 dollars de revenus. En revanche, la mesure concrète du bien-être atteint un plafond à partir de 75 000 euros.

Sur le graphique ci-dessous, deux courbes. La première, « bien-être quotidien », représente les déclarations des sondés sur ce qu’ils vivent (différence entre les réponses évoquant joie, sourire, bonheur et celles évoquant tristesse, inquiétude…). La seconde, « impression de bonheur », représente les réponses à la question « Etes-vous satisfait de votre vie ces jours-ci ? » (Voir le graphique)

D'après Daniel Kahneman et Angus Deaton

Commentaire des deux chercheurs :

« Il est possible que 75 000 dollars soit un seuil au-delà duquel de nouveaux accroissements du revenu n’aident plus les individus à faire ce qui correspond le mieux à leur bien-être ressenti : passer du temps avec les gens qu’ils aiment, éviter les souffrances et les maladies, et avoir des loisirs. »

Ce n’est pas la première fois que des économistes se penchent sur ce « chiffre magique », seuil à partir duquel nos besoins seraient satisfaits. Il est même au cœur des préoccupations de la science économique. Elle intéresse particulièrement ceux qui remettent en cause le caractère illimité de la croissance. Dans un monde fini, la consommation doit avoir des limites.

Ce que l’on constate -quoiqu’en dise la sagesse des nations- c’est que l’argent fait le bonheur. Les riches, eh oui ! sont plus heureux que les pauvres.

A ce stade, on peut citer deux grands auteurs qui résument tout :

  • Fedor Dostoïevski (1821-1881) : « La monnaie, c’est de la liberté frappée. »
  • Michel Colucci, dit Coluche (1944-1986) : « L’argent ne fait pas le bonheur des pauvres. »

L’envie du « mieux » et l’envie de surpasser le voisin

Les économistes constatent que le lien entre le revenu et bonheur est largement relatif. Si vous gagnez 25 000 euros par an, vous jugerez nécessaire de gagner 35 000 euros pour être heureux ; mais si votre revenu atteint ces 35 000 euros, votre revenu idéal passera à 50 000 euros… Le sentiment de satisfaction vient en réalité de l’élévation constante de votre pouvoir d’achat.

« Pourquoi cherche-t-on à augmenter ses revenus ? Deux hypothèses : un, les humains aiment l’idée même de croissance de leur revenu et de leur consommation, une poursuite qui agit comme une drogue ; deux, ils cherchent à gagner plus que leur voisin », résume l’économiste Daniel Cohen, qui a consacré une partie de son dernier livre, « La Prospérité du vice », au sujet.

La poursuite addictive du « mieux », d’une part ; la rivalité mimétique chère à René Girard, d’autre part…

Une autre courbe du bonheur

Tim Jackson, économiste britannique qui prêche la « prospérité sans croissance », a consacré un chapitre de son livre au sujet. Il publie un graphique éloquent (voir ci-dessous) qui semble confirmer, à l’échelle de la planète, qu’il existe un « plafond » au revenu-déclencheur-de-bonheur. Au-dessus de 15 000 dollars par habitant, le niveau de satisfaction ne réagit plus. On ne se sent pas plus heureux aux Etats-Unis qu’à Porto Rico.

Pour lire le graphique :

  • plus le pays est à droite, plus ses habitants sont riches (aucune allusion politique là-dedans) ;
  • plus le pays est en haut, plus il est heureux (peuplé de gens se déclarant « satisfaits dans la vie en général »). (Voir le graphique)

Source Worldwatch/Tim Jackson

La conclusion à tirer de tout cela ? Si le but de l’économie est d’accroître le bonheur sur la planète, il est bien plus efficace d’augmenter le revenu des pauvres que celui des riches.

Source : http://www.rue89.com/2010/10/11/largent-fait-le-bonheur-mais-a-partir-de-combien-deuros-170520

Les Etats-Unis, pays le plus riche mais pas le plus heureux

08/07/2010

La statue de la petite sirène, à l'entrée du port de Copenhague au Danemark. Crédits photo : DR.
La statue de la petite sirène, à l’entrée du port de Copenhague au Danemark. Crédits photo : DR.

Les Danois et les Néo-Zélandais sont en tête du classement des citoyens «les plus heureux» du monde, selon l’institut Gallup.

coeur- Largent fait le bonheur. Mais à partir de combien deuros ?L’argent ne fait pas le bonheur, dit-on souvent. L’institut Gallup a réalisé une étude mondiale dont les résultats semblent confirmer l’adage. D’après cette étude, publiée dans la revue américaine Journal of Personality and Social Psychology et dont les conclusions sont dévoilées par le Christian Science Monitor, les Etats-Unis sont peut-être le pays le plus riche du monde, mais ils sont loin d’être le plus heureux.

Cette étude mondiale a été menée auprès de 136.000 personnes dans 132 pays différents, entre 2005 et 2006. Son postulat de départ : il existe deux définitions du bonheur. D’un côté, le bonheur lié à un sentiment de bien-être général. De l’autre, celui que l’on tire de moments spécifiques de joie. Si la première définition dépend largement des revenus personnels et de la richesse de l’Etat dans lequel on vit, la seconde répond plutôt à la façon dont les besoins psychologiques et sociaux de chacun sont comblés, expliquent les chercheurs de Gallup.

Pourtant dotés d’un des plus grands PIB par habitant du monde (46.400 dollars, selon la CIA), les Etats-Unis n’arrivent qu’en 16e position du classement établi par Gallup en ce qui concerne le bien-être général, et seulement en 26e position sur 132 en termes d’instants de satisfaction. Les Américains se font voler la vedette par les Danois, qui sont les plus heureux d’un point de vue général, et par les Néo-Zélandais, qui sont les champions des moments de joie. Loin des Etats-Unis, le Danemark est 31e mondial en termes de PIB par habitant (36.000 dollars en 2009) et la Nouvelle-Zélande est 51e (à 27.300 dollars), selon les données de la CIA.

L’importance des relations sociales

«S’il est vrai que s’enrichir procure un sentiment de satisfaction général sur sa vie, cela n’a peut-être pas un impact aussi grand qu’on l’imagine sur la façon dont on en apprécie chaque moment», résume Ed Diener, chercheur à l’Université d’Illinois et au sein de l’institut Gallup. Le chercheur insiste sur l’importance de la «qualité des relations sociales» dans la vie de chacun. Il cite, par exemple, le Costa Rica qui, malgré des niveaux de revenus inférieurs à ceux de la Corée du Sud, aurait une population plus heureuse.

Une question qui a également fait son chemin en France. Afin de déterminer les limites du PIB en tant qu’indicateur du progrès social, le président Nicolas Sarkozy a mandaté en 2008 une commission présidée par le professeur Joseph Stiglitz, le prix Nobel d’économie. Son rapport, remis fin 2009, estime qu’il existe souvent «un écart prononcé entre, d’une part, les mesures habituelles des grandes variables socio-économiques comme la croissance, l’inflation, le chômage, etc., et, d’autre part, les perceptions largement répandues de ces réalités». La commission remet également en cause «la pertinence de ces données en tant qu’outils de mesure du bien-être sociétal».

L’adage a des limites

Ainsi, l’Europe du nord et les pays anglo-saxons ont beau se situer en haut de l’échelle économique mondiale, ces régions n’ont rien à envier à l’Amérique latine, qui est relativement bien positionnée dans les classements de Gallup. Ce raisonnement a pourtant des limites. «Beaucoup voire la plupart des gens désirent et courent après l’argent durant la majeure partie de leurs journées», admettent en effet les auteurs de l’étude. Sans surprise, les pays d’Afrique les plus pauvres arrivent en queue de peloton, et ce, dans les deux classements du bonheur !

Source : http://www.lefigaro.fr/conso/2010/07/07/05007-20100707ARTFIG00530-les-etats-unis-le-pays-le-plus-riche-mais-pas-le-plus-heureux.php

http://www.csmonitor.com/Science/2010/0701/The-US-may-be-the-richest-nation-but-it-s-not-the-happiest

L’argent fait le bonheur… jusqu’à 4900 euros par mois

Mots clés : 

Par Sophie Amsili
07/09/2010 | Mise à jour : 15:49
Réactions (42)

Crédits photo : alancleaver_2000
Crédits photo : alancleaver_2000

Gagner plus rendrait plus heureux, selon une étude menée par deux économistes américains. Mais ce n’est plus vrai au-delà d’un seuil qu’ils fixent à 75.000 dollars par an, soit 4900 euros par mois.

coeur- Largent fait le bonheur. Mais à partir de combien deuros ?La très sérieuse revue américaine Proceedings of the National Academy of Sciences vient de publier une étude qui dément en partie le proverbe selon lequel l’argent ne fait pas le bonheur. Réalisée par Daniel Kahneman, Prix Nobel d’Economie en 2002, et son collègue de l’université de Princeton, Angus Deaton, l’étude porte sur le bien-être de 450.000 Américains interrogés en 2008 et en 2009 pour l’indice Gallup-Healthways.

Les auteurs en viennent à la conclusion que l’argent fait bien le bonheur… mais jusqu’à un certain point. Le seuil est défini à 75.000 dollars par an (environ 58.600 euros), soit près de 4900 euros par mois, sans que l’étude ne distingue le nombre de personnes qui composent le foyer. Si, comme 10% des Américains, votre revenu est supérieur à cette somme, inutile de vous évertuer à gagner plus et donc, inutile pour l’Etat de chercher à vous donner plus. D’après les deux économistes, vous n’en serez pas plus heureux.

L’impression d’avoir réussi sa vie

«Au-delà de 75.000 dollars dans les Etats-Unis contemporains (…), une augmentation du revenu n’amène ni à ressentir du bonheur ni à être soulagé du malheur ou du stress, même si cette hausse des revenus continue à améliorer l’évaluation que les individus font de leur vie», écrivent les deux économistes. Autrement dit, gagner toujours plus d’argent renforce le sentiment d’avoir réussi sa vie mais ne rend pas nécessairement plus heureux.

«Peut-être que 75.000 dollars est un seuil au-delà duquel des hausses de revenus n’améliorent plus la capacité des individus à faire ce qui compte le plus pour leur bien-être émotionnel, comme de passer du temps avec ceux qui leur sont chers, éviter la douleur et la maladie, et profiter de leurs loisirs», ont encore avancé les auteurs.

Pour tous les autres, soit la vaste majorité de la population dont le revenu ne dépasse pas ce seuil, leur bien-être émotionnel est bridé par leurs préoccupations financières. A plus forte raison, la pauvreté fait le malheur: «la faiblesse des revenus exacerbe la douleur émotionnelle qui accompagne des malheurs comme le divorce, ou le fait d’être en mauvaise santé ou seul», écrivent Daniel Kahneman et Angus Deaton.

Rassurants, les auteurs ajoutent tout de même dans un entretien : «comme les autres études sur le bien-être, nous avons constaté que la plupart des gens sont plutôt heureux et satisfaits de leurs vies».

http://www.lefigaro.fr/conso/2010/09/07/05007-20100907ARTFIG00411-l-argent-fait-le-bonheur-jusqu-a-4500-euros-par-mois.php

Lu sur inégalités.fr

le 27 octobre 2004
Peut-on transposer au niveau d’une organisation, privée ou publique, les critères de justice d’une nation pour définir ce qu’est une « entreprise juste » ? Peut-on extrapoler ces critères à l’échelle planétaire pour répondre à la question de savoir ce qu’est un « monde juste » ? Une analyse de Philippe Van Parijs, de l’Université Catholique de Louvain.

« La première règle de la politique ? C’est d’être juste. La seconde ? C’est d’être juste. Et la troisième ? C’est encore d’être juste. » C’est ce qu’écrivait le Marquis de Condorcet en 1777 (cité par Badinter & Badinter 1988 : 172), soufflant doucement mais résolument sur le feu qui allait finir par emporter l’Ancien Régime. C’est aussi ce que je vous invite à supposer ici.

Nous sommes citoyens d’un Etat qui a à déterminer ses règles de fonctionnement internes. Nous sommes citoyens d’un Etat qui aspire à apporter fût-ce seulement un grain de sel dans la détermination des règles de fonctionnement de la planète. Nous sommes aussi pour la plupart – ou avons été ou serons – des travailleurs participant à l’activité d’une entreprise, et dès lors, sinon toujours associés, en tout cas intéressés à la détermination de ses règles de fonctionnement.

Je supposerai ici qu’à chacun de ces trois niveaux la question primordiale, ou en tout cas une question de première importance, est celle de savoir ce que la justice exige. Je supposerai, en d’autres termes, qu’au niveau de notre nation, la première règle est d’être juste ; qu’au niveau de notre monde, c’est d’être juste, qu’au niveau de notre entreprise, c’est encore d’être juste. Mais la justice exige-t-elle bien la même chose à chacun de ces niveaux ? Les principes qui spécifient ce que signifie être juste pour une nation, un peuple, une société, sont-ils simplement extrapolables vers le haut pour définir ce qu’est un monde, une humanité juste, extrapolables vers le bas pour définir ce qu’est une entreprise, une organisation juste ?

En abordant de front ces trois questions, je m’attaquerai à une question intellectuelle qui a de quoi intriguer : Y a-t-il des raisons de supposer qu’à ces trois niveaux d’interaction entre les hommes les principes de la justice que nous sommes amenés à adopter soient différents et, si c’est le cas, pourquoi ? Chemin faisant, cependant, je ne manquerai pas de vous livrer mes propres convictions quant à la nature de ce qui est juste à ces trois niveaux, en veillant à ne pas éluder quelques questions difficiles ni cacher quelques perplexités.

I. QU’EST-CE QU’UNE NATION JUSTE ?
A la question de savoir ce qu’est une nation juste, j’ai consacré un premier livre il y a dix ans – Qu’est-ce qu’une société juste ? -, qui présente un aperçu critique des principales réponses contemporaines. Et j’y ai consacré un second il y a six ans – Real Freedom for All -, qui présente et défend contre de multiples objections la réponse que j’y apporte moi-même. Je me contenterai ici d’en brosser rapidement les grandes lignes, qui serviront alors de point de référence pour le traitement des deux autres questions. Cette réponse consiste à articuler d’une manière précise quatre convictions fortes quant à ce que la justice exige entre les membres d’une même société.

Quatre convictions

En premier lieu, il importe que ce que la justice exige soit formulé d’une manière neutre, impartiale par rapport à la diversité des conceptions de la vie bonne présentes dans nos sociétés pluralistes. Pas question, par exemple, de vouloir favoriser l’existence du dévot plutôt que celle du jouisseur ou du bourreau de travail (ou l’inverse). Pas question de favoriser la formation de couples hétérosexuels plutôt qu’homosexuels (ou l’inverse). Pas question de favoriser l’assistance à un concert d’un orchestre symphonique plutôt qu’à un festival de musique techno (ou l’inverse). Cette première conviction, en d’autres termes, revient à demander de prendre pleinement acte du pluralisme de nos sociétés, au lieu de s’appuyer, comme les conceptions « prémodernes » de la justice, sur une conception préalablement précisée de ce qu’est une vie humaine réussie, que des institutions justes auraient pour fonction de promouvoir et récompenser. Le défi des théories de la justices « modernes », ou (en ce sens) libérales, est en quelque sorte de faire de l’éthique sans faire de la morale, de se prononcer sur ce que sont des institutions sociales justes sans avoir à s’avancer sur ce qui rend bonne ou mauvaise la vie d’une personne.

Ma deuxième conviction quant à ce qui constitue une conception de la justice acceptable est qu’elle doit être égalitaire au sens où elle doit exprimer une forme de solidarité matérielle entre tous les membres de la société concernée, dont les intérêts doivent être pris en compte également. Au niveau fondamental, la justice n’est donc pas une affaire de justice commutative, ou d’équité dans les échanges, les transactions, la coopération entre les membres de cette société. Ce n’est pas davantage une affaire d’optimalité collective, entendue comme la production d’effets globalement efficaces pour l’intérêt général. Ce n’est pas non plus au niveau le plus fondamental une affaire de récompense adéquate du mérite, de l’effort, de la vertu. Pour pouvoir exprimer cette solidarité matérielle, il doit s’agir d’une distribution « égalitaire » – en un sens à préciser – de quelque chose – qu’il s’agit aussi de préciser – qui décrit ou affecte le sort matériel de chacun.

Mes troisième et quatrième convictions précisent la nature de ce qu’il s’agit d’égaliser et le sens dans lequel il s’agit de l’égaliser. En troisième lieu, en effet, l’égalisation que la justice appelle ne porte pas directement sur les résultats atteints par chacun mais sur les possibilités que chacun se soit offertes. Elle ne porte pas sur le revenu, le niveau de bien-être, le prestige, la reconnaissance, l’influence, le pouvoir, mais sur les chances, les opportunités, les dotations. Elle concerne ce qui est donné à chacun, non ce qu’il en fait. Même une pleine égalisation des possibilités serait bien entendu compatible avec des inégalités majeures dans les résultats. Mais attention : le souci d’une telle égalisation n’implique pas seulement une forte présomption contre toute limitation de la mobilité géographique, contre toute forme de discrimination raciale, sexuelle, religieuse, linguistique dans l’accès à l’éducation, au logement ou à l’emploi. Elle implique aussi que l’on s’attelle à neutraliser l’impact sur les possibilités de chacun de l’origine familiale et sociale, ainsi que des talents ou des handicaps que l’on doit à ses gènes ou aux accidents de la vie.

En quatrième lieu, la répartition équitable de ces possibilités n’est pas une répartition strictement égale, ni même aussi égale que durablement possible. C’est une répartition selon un critère de maximin soutenable. Qu’est-ce que le « maximin » ? C’est la maximisation du minimum. Mais en quoi, alors, le maximin peut-il différer de l’égalité ? Imaginez que vous ayez à couper un gâteau. Même avec les instruments de mesures les plus précis, il est impossible de faire mieux, selon le critère du maximin, qu’en donnant à chacun une part égale du gâteau. Pourquoi alors insister sur la différence entre le maximin et l’égalité ? Parce que ce gâteau massif qu’est le produit national n’est pas faite une fois pour toutes. Elle est sans cesse à refaire. Et l’anticipation de la manière dont elle sera distribuée, par exemple de manière égale ou au contraire selon les contributions de chacun, a toutes chances d’affecter la taille du gâteau. A cette lumière, on peut comprendre que la justice n’exige pas l’égalisation des morceaux, si petits soient-ils ; qu’elle n’exige pas non plus – à l’autre extrême – la maximisation soutenable de la taille de l’ensemble du gâteau, si inégale qu’en soit la répartition ; qu’elle exige bien plutôt la maximisation soutenable de ce qui est donné à celui qui a le moins. Des inégalités, en d’autres mots, peuvent être justes, mais seulement à condition qu’elles contribuent à améliorer le sort des moins avantagés.

La famille libérale-égalitaire

Ces quatre convictions peuvent être respectivement interprétées comme exigeant la prise en compte, dans une conception cohérente et plausible de la justice, (1) de la neutralité, (2) de l’égalité, (3) de la responsabilité et (4) de l’efficacité. Quid de la liberté ? Est-elle une valeur distincte de la justice, potentiellement en conflit avec elle au sens où, dans certaines circonstances, plus de justice signifie moins de liberté et inversement ? Pas du tout. Dans la conception qui vient d’être esquissée, la justice n’est rien d’autre que la distribution équitable de la liberté, entendue comme la possibilité réelle – pas seulement le droit – de réaliser sa conception de la vie bonne quelle qu’elle soit – et non une conception particulière que la société estimerait supérieure aux autres.

La conjonction de ces quatre convictions se retrouve, dans des langages et avec des nuances et accents différents, dans la conception de la justice sociale d’un certain nombre de grands penseurs politiques contemporains, tels l’Américain John Rawls (1971, 2001), déjà cité, professeur émérite de Harvard et véritable père fondateur de la philosophie politique contemporaine, le Québecois G.A. Cohen (1999), père fondateur du « marxisme analytique » et titulaire de la Chaire de philosophie politique d’Oxford, ou encore l’Indien Amartya Sen (1992), prix Nobel d’économie, président de Trinity College, Cambridge. Les théories proposées, entre autres, par ces auteurs, forment ce qu’il est convenu d’appeler les conceptions libérales-égalitaires de la justice. Elles ne sont pas « libérales » au sens où elles opteraient a priori pour l’économie de marché – elles sont a priori compatibles avec le socialisme. Elle ne sont pas non plus « égalitaires » au sens où elles érigeraient en idéal l’égalité stricte des revenus, et encore moins la distribution égale du bonheur. Elle sont à la fois libérales et égalitaires au sens où elles veulent articuler tolérance et solidarité, égal respect pour les choix de vie de chacun et égale sollicitude pour ses intérêts. C’est à cette famille que se rattache sans ambiguïté la conception de la justice sociale que je défends moi-même.

Allocation universelle et justice taxatoire

Au delà de ce qui les rapproche, ces théories divergent sur des points qui sont loin d’être tous anodins. Une question centrale pour chacune d’elles est celle de la métrique – de la méthode de mesure – des possibilités, sans laquelle l’idée de les égaliser, ou de les maximiner, n’a pas de sens. Ainsi, un point essentiel pour la formulation de ma propre théorie est la prise en compte d’une idée formulée pour la première fois, dans deux variantes significativement différentes, par deux des trois prix Nobel d’économie les plus récents, George Akerlof (1982) et Joseph Stiglitz (1984). Dûment généralisée, cette idée revient à observer que le marché du travail de nos économies complexes repose massivement sur la distribution très inégale de dons aux travailleurs (et à tout autre agent économique). Ces dons (intéressés) correspondent à la part de la rémunération du facteur de production qui excède ce qui serait nécessaire pour attirer une quantité adéquate d’unités de ce facteur ayant toutes les qualités requises. Combinée avec les quatre composantes définissant l’approche libérale-égalitaire, cette idée aboutit aussi, sous certaines contraintes et moyennant un certain nombre de nuances, à justifier une allocation universelle – un revenu inconditionnel tout au long de l’existence – au niveau le plus élevé qui soit durablement finançable par une taxation prévisible (voir Van Parijs 1995a : ch.4).

Mais que la redistribution prenne ou non la forme d’une allocation universelle, il est clair que toutes les théories libérales-égalitaires de la justice impliquent qu’aujourd’hui plus que jamais, si des considérations d’efficacité peuvent justifier une préférence pour le capitalisme contre le socialisme – pour la propriété privée, plutôt que publique de l’essentiel des moyens de production -, l’option pour la version a plus juste de capitalisme implique l’acceptation d’un niveau très élevé de redistribution fiscale et parafiscale – dont par contre la version la plus juste du socialisme, ayant une prise directe sur la formation des revenus primaires, est bien moins tributaire. En effet, dans un contexte économique qui voit l’inégalité des revenus primaires s’accroître en raison de l’évolution technologique et de l’ouverture croissante des marchés, dans un contexte sociologique qui voit la principale institution redistributrice de l’histoire de l’humanité – la famille – perdre de son ampleur et de sa force, il est clair que la fiscalité est plus importante que jamais pour réaliser une distribution qui ait quelque chance de s’approcher du maximin, même en tenant pleinement compte de l’impact sur l’incitation à travailler et épargner, à se former et investir. Dans une perspective libérale-égalitaire, choisir le capitalisme, c’est donc choisir la taxation, et même, dans le contexte qui est le notre, une taxation sans cesse croissante, non pour engraisser un Etat de plus en plus totalitaire, mais au contraire pour assurer la liberté réelle maximale pour tous.

Ou du moins, ce serait là une évidence si l’on ne devait aussi tenir compte du fait que dans un contexte de mobilité transnationale croissante des facteurs de production, des entreprises et des produits, une redistribution généreuse à l’échelle d’une nation tend à produire un impact autrement important sur l’assiette fiscale domestique que si elle opérait dans un contexte essentiellement autarcique, si important même que ceux-là même qui sont supposés en bénéficier – les catégories les plus défavorisées – finissent par en pâtir. Dans une économie globalisée, transnationalisée, en effet, une richesse croissante des nations peut aller inéluctablement de pair avec une pauvreté croissante des Etats, et en particulier avec une indigence croissante de cette part des activités des Etats qui réalise une redistribution importante. Dans une perspective de maximin soutenable, un appel à une modestie redistributive sans cesse renforcée peut se revendiquer non seulement du souci de choyer profits et croissance, mais aussi de la justice même. C’est là une des raisons – ce n’est pas la seule – pour lesquelles il est aujourd’hui plus urgent que jamais de ne pas se poser seulement la question de savoir ce qu’est une nation juste, mais aussi celle de savoir ce qu’est un monde juste.

II. QU’EST-CE QU’UNE ENTREPRISE JUSTE ?
La justice comme micro-maximin

Avant de passer à la question « macrocosmique » de la justice mondiale, arretons-nous cependant un instant que la question “microcosmique” de savoir ce qu’est une – qu’il s’agisse d’une entreprise capitaliste ou d’une entreprise dotée d’une finalité non-commerciale particulière comme une Université ou un hôpital public.

Pour déterminer ce que la justice requiert à ce niveau, peut-on simplement transférer les principes qui viennent d’être esquissés au niveau d’une société dans son ensemble ? Que serait une entreprise qui se conforme au maximin ? Une entreprise qui ne vend ses produits qu’aux plus pauvres, voire simplement les donne aux pauvres ? Une entreprise qui engage la personne qui a le moins de chance de trouver du travail ailleurs, et donc qui a beaucoup de chances d’être la moins appropriée ? Que serait une université qui se conforme au maximin ? Une université qui réserve ses meilleurs diplômes à ceux qui ont le grand désavantage d’être les moins doués, ses meilleures notes à ceux qui en ont le plus besoin ? Il n’est pas besoin de beaucoup de réflexion pour se rendre compte qu’une telle extension ne tient pas la route.

Pourquoi pas ? Fondamentalement parce qu’une entreprise n’est précisément pas un microcosme de la société dans son ensemble, mais une organisation spécialisée : entreprise industrielle ou commerciale, école ou hôpital, caisse de retraite ou université. Et ce qui doit guider son fonctionnement, ce qui justifie son existence même, ne découle pas directement d’une exigence de justice, mais est localisé dans l’efficacité avec laquelle elle accomplit sa mission, dans le cadre d’une configuration complexe d’institutions interconnectées qui doit, elle, pour être juste, assurer durablement aux plus mal lotis un sort meilleur que dans tout autre configuration possible. Il n’est pas pour autant absurde de parler d’une entreprise juste, de qualifier de juste ou d’injuste le fonctionnement ou le comportement d’une entreprise.

La justice de l’entreprise comme conformité à des lois justes

En effet, si l’on suppose défini par ailleurs le cadre institutionnel d’une société juste, une entreprise juste peut être comprise simplement comme une entreprise qui se conforme aux lois d’une telle société, à sa législation fiscale, à sa législation environnementale, aux conditions imposées aux entreprises en matière de licenciement, de recrutement, etc. Le licenciement de quelqu’un qui fait bien son travail n’est-il pas nécessairement injuste ? Pas dans la perspective défendue ici : un licenciement est juste s’il se fait selon des règles qui peuvent ultimement se justifier, au niveau de la société dans son ensemble, par la maximisations soutenable de la situation des plus défavorisés, en tenant compte notamment de l’impact, sur le dynamisme de l’économie, d’une concurrence parfois bien cruelle, de restructurations parfois très douloureuses, ; en tenant compte aussi de la présence d’institutions d’assurance sociale, de formation, etc. qui ne laissent pas soudain sans ressources les victimes de licenciements. Mais quid si, comme on peut généralement le supposer, les lois ne sont pas pleinement justes ? Cela ne rend pas pour autant absurde cette notion d’entreprise juste. Mais elle doit être reformulée en conséquence. Une entreprise juste est alors une entreprise qui se conforme à ce que seraient les lois si elles étaient justes. Il se peut certes que, dans un tel contexte, aucune entreprise juste ne soit viable. Comment, en effet, respecter viablement l’environnement si tous les concurrents s’en moquent ? Comment payer viablement des taxes pour l’éducation et la santé de tous si personne n’est tenu de le faire ? Comment refuser de contribuer à la campagne d’un candidat à la présidence américaine si tous les concurrents le font ? Que l’on soit très loin d’une harmonie préétablie entre éthique et rentabilité maximale n’empêche certes pas de faire le plus juste qui soit viable. Mais cela force à réfléchir à ce qui pourrait contribuer à rapprocher du juste l’économiquement viable, voire même l’économiquement optimal, dans des situations où le cadre légal peut être jugé déficient.

Pareille déficience n’est pas seulement le fait de circonstances extrêmes -congolaises, par exemple -, où l’état de droit s’est effondré (ou n’a jamais vraiment pris le relais des traditions coutumières) : des lois adoptées par des organes à la légitimité douteuse ne sont que des textes obsolètes dont existent quelques exemplaires peu diffusés, inconnus de (et incompréhensibles pour) la plupart de ceux qui sont supposés s’y conformer ou les faire respecter, et même s’ils étaient connus et compris, peu susceptibles d’être appliqués de manière rigoureuse par des magistrats, inspecteurs ou policiers ayant pour principale source de revenu les faveurs qu’ils ont le pouvoir d’accorder. Même dans des circonstances bien plus favorables, la lenteur et la lourdeur du processus législatif démocratique est telle que les lois sont souvent en retard par rapport aux nouveaux défis que l’évolution technologique et sociale engendre et doivent en outre souvent laisser persister un flou considérable quant à ce qu’elles enjoignent ou prohibent.

En pareil contexte, il est plus important que jamais de tenter de rapprocher le comportement des entreprises de ce que la justice requiert par d’autres voies que l’élaboration et la mise en oeuvre de lois. Or, en raison de la conjonction de diverses tendances largement indépendantes l’une de l’autre, la possibilité d’un mécanisme alternatif puissant de convergence entre le justifiable et le rentable a graduellement pris forme. Les principales tendances pertinentes sont (1) la création et le développement d’associations de consommateurs éthiques et surtout de fonds d’investissement éthiques pénalisant ou gratifiant les entreprises en fonction de leur conformité perçue à des critères excédant le simple respect de la légalité effectivement contrôlable par les autorités des zones où elles opèrent ; (2) le développement et l’impact sur les médias d’un réseau transnational d’ONG capables d’alerter efficacement l’opinion publique des pays riches (en pouvoir de consommation et d’investissement) sur des pratiques ou des complicités jugées éthiquement problématiques ; (3) la sensibilité accrue de la direction des entreprises à la cotation des actions, qui, par le jeu des anticipations, réagit bien plus rapidement que le chiffre d’affaires ou les profits à une détérioration de l’image de l’entreprise dans les médias ; (4) le développement de l’internet, qui permet graduellement de satisfaire bien plus efficacement et à un coût massivement réduit l’exigence de « transparence » nécessaire à une application fiable de critères « éthiques ». Il résulte de la conjonction de ces différentes tendances que les grandes entreprises ne peuvent plus impunément se mettre en quête d’implantations dans les régions du monde dont le cadre légal est de facto le plus permissif ; qu’il est dans leur propre intérêt de faire preuve d’une forme de vigilance éthique à l’égard de leurs fournisseurs et partenaires ; que leurs dirigeants doivent aujourd’hui consacrer une part croissante de leur temps à expliquer et justifier la manière dont elles fonctionnent et se comportent ; que, d’une manière qui est fondamentalement analogue à ce qui se passe dans le cadre d’assemblées démocratiques, pareille rhétorique, certes parfois purement cosmétique, voire hypocrite, exerce à la longue une influence significative sur les pratiques effectives (il est plus ravageur, pour l’image d’une entreprise, de se faire prendre en flagrant délit quand elle nie avec emphase que quand elle se tait) ; et que ceux qui, au sein des entreprises, se préoccupent d’éthique – dirigeants au grand coeur ou whistleblowers en puissance à tous les échelons -, peuvent désormais faire valoir de manière convaincante, au sein même de l’entreprise, qu’il est dans l’intérêt de celle-ci de faire ce qui est juste, bien au delà du respect contrôlable de la loi.

La justice comme respect des engagements et cohérence avec les finalités

Dans l’interprétation proposée jusqu’ici de ce qu’est une entreprise juste, une référence essentielle est faite aux lois (effectives ou virtuelles) d’une société juste. Mais n’y a-t-il cependant pas des cas où l’on parle volontiers de comportement juste ou injuste d’une entreprise ou de ses responsables, sans qu’il puisse s’agir du respect ou de la violation des termes d’une loi ? La justice ou l’injustice ne peut-elle pas parfois consister à respecter ou violer les termes explicites d’un contrat auquel on a librement consenti ou les attentes tacites légitimes des travailleurs, clients, fournisseurs, etc. ? N’y a-t-il pas ici une notion distincte d’entreprise juste comme une entreprise qui honore ses engagements, une entreprise injuste étant une entreprise qui transgresse le principe “Pacta sunt servanda” ? Pas vraiment : il s’agit ici d’un cas particulier de respect des lois justes ou de ce que seraient des lois justes, parce qu’une société juste, une société se conformant au maximin, a de bonnes raisons d’exiger le respect des engagements, qu’il soit contractuels ou non.

Quid alors de l’attribution inégale de promotions, de sanctions, d’avantages ou de désavantages en nature, de congés ou de sollicitations supplémentaires, de faveurs ou de défaveurs diverses. Intuitivement, il paraît fondé de qualifier une telle attribution d’injuste si elle se fait soit de manière arbitraire, capricieuse, incohérente, soit selon une cohérence qui ne peut se justifier par la finalité de l’entreprise, ni directement en rapport avec les exigences fonctionnelles des tâches de chacun, ni indirectement en termes d’incitants. Une entreprise juste, par contraste, serait une entreprise dont les responsables distribuent inégalement des avantages dans la mesure où cela sert la finalité légitime de l’organisation, en l’occurrence, par exemple, satisfaire au mieux la demande en gaspillant le moins de ressources possible. L’injustice est alors à la fois directement un gaspillage du point de vue de cette finalité, et indirectement une manière de desservir cette finalité en créant des conflits, des ressentiments, que des décisions, des politiques impartiales peuvent éviter. Mais ici aussi, si la justice exige ici indiscutablement plus que le simple respect des lois d’une société juste, elle n’en est pas moins dépendante de la définition de ce qu’est une société juste, seule à même de déterminer ce qui constitue une finalité légitime pour une organisation particulière. Bref, si une entreprise juste ne peut être définie par des principes qui seraient le simple décalque de ceux qui définissent une société juste, elle ne peut être définie non plus sans une référence essentielle à ce qui constitue une société juste, puisqu’une entreprise juste est une entreprise qui se conforme à des lois justes (ou à ce que seraient les lois si elles étaient justes), ou encore une entreprise qui n’opère entre ses membres que des distinctions qui se justifient par la fonction qui lui est dévolue dans le cadre d’une nation juste. Mais à l’ère de la mondialisation, cette référence à la nation juste pour penser l’entreprise juste n’a-t-elle pas surannée. C’est vrai, et je passe dès lors sans plus attendre à ma troisième et dernière question : qu’est-ce qu’un monde juste ?

III. QU’EST-CE QU’UN MONDE JUSTE ?
Justice mondiale et mondialisation : fabuleuse alliance ?

Comment donc faut-il concevoir cette justice macrocosmique ? S’agit-il d’une relation entre les membres individuels de l’espèce humaine, ou bien plutôt entre des nations, des peuples, des communautés qui seraient en quelque sorte les équivalents au niveau mondial de ce que sont les citoyens au niveau national ?

Parmi ceux qui comme moi adoptent une perspective libérale-égalitaire, la réponse n’est pas univoque. Ainsi, au contraire de la plupart de ceux qui adoptent une telle perspective (par exemple Beitz 1979, Sen 1999, Barry 2001), John Rawls (1993, 1999), père fondateur de l’expression contemporaine de cette tradition, a opté nettement, dans des écrit des années 90, pour la deuxième interprétation. Si pour ma part la première interprétation m’a d’emblée paru plus attrayante, c’est sans doute avant tout parce qu’en tant que citoyen de l’Union européenne et plus encore en tant que Belge, je ne peux qu’être intensément conscient du caractère historiquement contingent et institutionnellement malléable de ce qu’on appelle « peuple » ou « nation ». Je reviendrai en terminant à ce qui peut être dit pour défendre une conception de la justice mondiale comme justice entre peuples. Mais explorons d’abord ce qu’implique ou impliquerait la simple extension à l’humanité entière de la conception libérale-égalitaire de la justice entre citoyens d’une nation brossée plus haut, le maximin soutenable des possibilités. Un regard même furtif sur l’état de la planète suggère que nous sommes bien loin du compte.

Prenez par exemple la liberté de mouvement, instrument par excellence et sans doute condition sine qua non d’une égalisation substantielle des possibilités. Si, à l’échelle des nations, nous en sommes proches, à l’échelle du monde, en revanche, nous en sommes manifestement très éloignés. Certains, dont nous sommes, peuvent circuler et s’installer pratiquement sans entrave sur la planète entière, mais la majorité de la population du monde est de facto rivée, confinée à son territoire national comme les serfs du moyen âge l’étaient à leur terre. Et ceux qui ont l’outrecuidance de franchir les frontières que l’ »Ancien Régime » planétaire leur assigne se retrouvent dans bien des cas pitoyablement incarcérés ou impitoyablement refoulés.

Jointe à cette lourde entrave au libre mouvement, la vertigineuse inégalité de richesse entre les pays du monde conduit à ce que, dans le monde qui est aujourd’hui le nôtre, la citoyenneté, l’appartenance à différentes nations, soit un facteur d’inégalité de bien-être, d’inégalité de possibilités, sans doute bien plus puissant que l’héritage matériel, le sexe, la race, voire même les talents, du fait que c’est cette citoyenneté qui détermine l’accès à des marchés de l’emploi distincts, à des possibilités distinctes de formation, à des systèmes très inégaux de droits sociaux.

Qu’exige la justice mondiale ? La description très sommaire de la situation présente que je viens de faire suggère immédiatement une double réponse. Premièrement, ouvrez-les cages. Donnez à chaque citoyen du monde la liberté de mouvement qui est aujourd’hui le privilège de ses aristocrates. En même temps et notamment pour éviter la cohue totale, encouragez le capital a aller trouver au plus vite le travail, au lieu de laisser le travail se ruer vers le capital. En d’autres termes, encouragez la migration de capital du Nord vers dans le Sud, encouragez les délocalisations (ne nous voilons pas la face) et pour cela, bien entendu, commencez par ouvrir les marchés du Nord à tous les produits du Sud. Car c’est cette ouverture qui permettra au Sud à la fois de constituer ses propres surplus qu’elle pourra réinvestir et d’aguicher les investisseurs du Nord. En d’autres termes encore, pour réaliser la justice mondiale et permettre dans des délais pas trop lointains la libre circulation pour tous, jouons sans pudeur la carte de la mondialisation du commerce et de l’investissement, qui aboutit à transférer du Nord vers le Sud des ressources autrement gigantesques que les menues oboles de l’aide au développement des pays riches. Aux pays pauvres il ne s’agit dès lors plus de dire : « Montrez-nous les yeux éplorés de vos enfants et tendez la main pour notre généreuse aumône ». Il s’agit bien plutôt de leur dire : « Aide-toi et la mondialisation t’aidera ! Réglez vos conflits ethniques. Faites régner l’état de droit. Traquez la corruption. Faites fonctionner vos écoles, et l’odeur du profit conduira à votre porte les capitalistes de la Terre entière. » Dans cette perspective, ce n’est donc pas seulement au nom de l’efficience économique globale mais aussi au nom de la justice mondiale qu’il s’agit de prohiber universellement le protectionnisme explicite ou implicite souvent réclamé de concert par des capitalistes et des travailleurs des pays riches. C’est au nom de la justice mondiale qu’il s’agit d’imposer la discipline libre-échangiste de la non-discrimination. Pour réaliser la justice mondiale comme maximin soutenable des possibilités pour tous les citoyens du monde, il suffirait donc de laisser faire la mondialisation, de la désenchaîner, de laisser libre cours à cette mobilité des personnes, des marchandises, du capital, qui permettra l’égalisation des possibilités dans toutes les nations du monde, tout en laissant à chaque nation le soin de maximiner les possibilités en son sein. Il y a du vrai dans cette image d’une harmonieuse, d’une fabuleuse alliance entre mondialisation et justice mondiale. Mais il y manque aussi quelques éléments cruciaux qui, s’ils ne sont pas pris en compte, transformeront la fabuleuse alliance en une tragique contradiction, en une lutte à mort dont la justice fera tous les frais. J’évoque schématiquement trois de ces éléments, en ordre croissant d’importance.

Trois bémols : frein démographique, concentration des cerveaux, concurrence des Etats

Liberté de mouvement pour tous et pas seulement pour les citoyens privilégiés des forteresses ? Très bien, mais tant que certaines parties du monde n’ont pas définitivement accompli leur transition démographique, cela signifie ouvrir la possibilité pour ces pays de déverser leurs surplus démographique sur la Terre entière, et par conséquent une déresponsabilisation des gouvernements en matière démographique, ou du moins une moindre incitation, dans le chef de ceux qui en détiennent au moins formellement les moyens, à freiner rapidement leur croissance démographique nationale, et dès lors mondiale. Or le maximin qu’exige la justice mondiale est un maximin soutenable, qu’une croissance démographique débridée peut aisément compromettre. Le mouvement des personnes ne pourra donc être universellement libéré que quand la transition démographique – c’est-à-dire l’ajustement à la baisse du taux de natalité à l’allongement de l’espérance de vie – se sera elle-même universalisée et ne présentera plus de risque sérieux de se défaire.

Le mouvement du capital du Nord vers le Sud (lui-même fortement encouragé par la possibilité pour le Sud de vendre ou Nord) ne produit bien entendu pas uniformément des effets positifs. Il importe de l’encadrer par des normes, par une législation qui empêche le capital du Nord en quête de profits rapides de porter gravement atteinte à la santé et à l’environnement des populations locales. Mais globalement, il est raisonnable de concéder aux partisans du libre mouvement des capitaux et des marchandises que la tendance du capital à aller là où le travail est moins cher va conduire, non pas nécessairement à réduire les inégalités entre nations, mais en tout cas à rendre durablement moins pauvres ceux des pays les plus pauvres qui seront parvenus à domestiquer leurs conflits ethniques, à marginaliser leur corruption. La mondialisation, l’abolition des obstacles à la libre circulation des biens et du capital, revient, dans cette perspective, à libérer une tendance « égalisatrice » inhérente au capitalisme. Mais attention, cette tendance peut être spontanément contrariée, ralentie, voire renversée, par une tendance en sens contraire dont on a de bonnes raisons de penser que, dans une économie basée sur la connaissance, elle aura tendance à peser de plus en plus lours. Une part de ce qui sous-tend cette tendance contraire peut s’analyser en termes d’externalités d’agglomération, c’est-à-dire en gros le fait que la productivité d’un facteur de production gagne, au lieu de perdre, à être géographiquement concentré. Pour illustrer le phénomène par un exemple extrême, mais symbolique de la nouvelle économie : la productivité de concepteurs de logiciels informatiques profite de la possibilité d’interagir étroitement avec d’autres personnes dont la compétence est directement complémentaire de la leur, et le capital humain qu’ils représentent, au lieu d’essaimer sur la planète, aura plutôt tendance à s’agglomérer là où il est déjà bien présent. Il est difficile d’estimer l’importance de ces externalités d’agglomération et encore plus de prédire leur croissance future. Mais il est clair que plus elles sont importantes, moins on peut tabler sur une tendance spontanée, par la seule vertu de la recherche du profit, à l’égalisation de la richesse par tête des nations. Plus généralement, à travers le déplacement sélectif de capital humain, on risque au contraire d’assister à un appauvrissement des nations pauvres par exode de leur capital humain vers les pays riches, un authentique pillage de la matière grise des pays pauvres autrement massif et dévastateur que l’exploitation de leurs matières premières, notamment parce qu’il prive les Etats des pays les plus pauvres d’une part importante des compétences et volontés indispensables pour créer les conditions politiques et administratives pour pouvoir bénéficier du potentiel de la mondialisation.

Notons en passant que ce risque est d’autant plus grand que l’anglais se répand inexorablement, irréversiblement comme lingua franca mondiale, ce qui rend les travailleurs hautement qualifié et leurs familles de plus en plus mobiles, et en particulier plus en plus susceptibles d’aller acquérir une formation complémentaire et travailler dans les pays de langue anglaise. Ce phénomène commence à être révélé par de nombreux indicateurs statistiques, par exemple le fait que pour 9.000 étudiants britanniques qui viennent étudier chaque année dans les pays de la partie continentale de l’Union européenne 90.000 étudiants de ces pays vont étudier au Royaume Uni, ou le fait qu’un tiers des médecins britanniques ne sont pas nés en Grande-Bretagne ou encore le fait que 3 à 400.000 informaticiens indiens formés en Inde travaillent aujourd’hui aux États-Unis. (Cet argument est développé dans Van Parijs 2000. Voir aussi de Swaan 2001 et OECD 2002.)

Quant au troisième élément, le plus ravageur, j’y ai déjà fait allusion au moment de passer de la justice nationale à la justice mondiale. Supposons que le premier problème ne se pose pas : la démographie mondiale s’est calmée, et la libre circulation n’alimente pas une surpopulation qui serait fatale à un maximin soutenable. Supposons aussi que le deuxième problème ne se pose pas et que les effets du mouvement de capital du Nord vers le Sud ne sont pas (sur)compensés par l’hémorragie de capital humain du Sud vers le Nord. Si l’on pouvait supposer cela, on pourrait aussi supposer que la situation matérielle moyenne des citoyens des nations les plus pauvres est durablement améliorée par les effets de la mondialisation. Mais cela ne suffirait pas encore du point de vue de la justice mondiale comme maximin soutenable. Pourquoi ?

Parce que le maximin qui définit la justice mondiale est un maximin soutenable des personnes, non des nations. Or la mobilité transnationale généralisée qui, sous les hypothèses favorables que je viens de faire, entraîne une amélioration durable de la situation des nations les plus défavorisés, érode en même temps la capacité de chaque nation à assurer une répartition favorable aux plus défavorisés de ses citoyens. C’est le fait même que la consommation, le capital, les qualifications puissent bouger plus facilement que jamais auparavant qui limite en même temps l’aptitude de chaque nation à ponctionner sa propre richesse pour s’assurer que tous aient accès à l’éducation, aux soins de santé et à un niveau de vie décent. Car dès qu’on le ponctionne sensiblement plus qu’ailleurs le capital est attiré par cet ailleurs. Et à mesure que les obstacles administratifs et linguistiques se réduisent, le capital humain fait désormais de même. Les Etats n’ont dès lors guère d’autre option que de se livrer à une concurrence fiscale et sociale à la baisse, avec un impact désastreux, dans chacun d’eux, sur la situation des plus défavorisés d’aujourd’hui et de demain. Que faire dans ce contexte inédit qui à la fois améliore la situation économique moyenne dans les pays les plus pauvres et débilite l’ensemble des Etats ? Faut-il nous résigner à la trajectoire ainsi esquissée ? Faut-il nous réconcilier même avec cette marche de l’histoire en nous disant qu’après tout la justice n’exige pas plus que la maximisation du minimum possible, et si le plus grand minimum possible se met à diminuer, non seulement la sagesse, mais la justice aussi réside dans la résignation ? Pas du tout. Ni la sagesse ni la justice ne justifient la résignation, parce que le champ de ce possible peut-être sensiblement modifié par la mise en oeuvre vigoureuse, résolue, de deux stratégies qui sont, dans une certaine mesure, en tension l’une avec l’autre, mais n’en doivent pas moins être menées de concert.

Deux stratégies : Etat mondial et patriotisme

La première stratégie consiste dans la globalisation du pouvoir politique, et en particulier d’un pouvoir politique susceptible d’affecter la distribution des ressources à l’échelle mondiale. En effet, plus la redistribution opère à un niveau centralisé, plus il peut y avoir de la redistribution des nations riches vers les nations pauvres ; et en outre, moins les nations sont acculées à la concurrence fiscale pour attirer ou garder les parties les plus juteuse de leurs assiettes fiscales, puisque ce qui est prélevé sur un territoire national particulier ne profite plus intégralement ni exclusivement à la population de ce territoire. (Un gouvernement a moins de chance de céder à qui menace de partir s’il continue à profiter de son activité une fois qu’il est parti et s’il n’est pas le seul à en profiter tant qu’il demeure sur son territoire.) Pour réaliser petit à petit cette stratégie, on peut, on doit même cheminer sur deux voies. Premièrement, il s’agit de mettre en place l’ébauche d’une redistribution mondiale. Prenez, par exemple la question de la répartition de permis de pollution négociables. la formule des permis négociables permet en principe de concilier équité et efficacité. Mais pour que justice se fasse, ou du moins pour qu’elle profite de l’occasion pour se faire un peu, cette répartion doit se faire entre les nations du monde en fonction de leur population, et pas en fonction de leur niveau actuel de pollution. Il en résulterait bien entendu globalement une redistribution importante au profit des pays plus pauvres, et donc moins consommateurs en énergie, et cela non pas par bienveillance ou par charité, mais par simple respect de leurs droits égaux auxressources de l’atmosphère. Deuxièmement, il s’agit de créer, étendre et renforcer – tout particulièrement dans leur dimension distributive – des ensembles multinationaux du type de l’Union européenne. De tels ensembles ne sont certes pas immunisés contre toute mobilité transnationale des assiettes fiscales, mais le sont en tout cas bien plus que de petits Etats comme la Belgique et a fortiori des sous-Etats fiscalement autonomes de la taille des régions belges, dont l’autonomie a été récemment renforcée. (Cet argument est développé dans Roland & al . 2001.)

La deuxième stratégie est une réhabilitation du patriotisme, pas exactement à tous les niveaux ni par tous les moyens, mais tout de même à tous les niveaux de pouvoir disposant d’une capacité redistributive importante et par tous les moyens qui ne desservent pas l’objectif ultime de justice comme maximin soutenable. Je m’explique. C’est très bien d’espérer l’avènement d’une redistribution mondiale, et encore mieux d’y oeuvrer par l’une ou l’autre voie que je viens d’equisse. Mais ne nous berçons pas d’illusions : cela va prendre beaucoup de temps. En attendant, l’essentiel des compétences redistributives se situe à un niveau bien plus décentralisé et est par conséquent soumis à la menace crédible de délocalisation du capital et du capital humain nationaux vers des lieux où la pression redistributive est moindre – sauf dans la mesure où ceux qui contrôlent l’allocation de ce capital et de leurs propre qualifications ne sont pas simplement en quête du rendement net le plus élevé, mais attachent de l’importance à leur ancrage dans un territoire national (ou infra-national ou supranational), et adhèrent au projet de cette nation (ou sous-nation ou supra-nation), y compris dans sa dimension redistributive : « Bien sûr, ces taxes sont élevées, la redistribution est importante, mais ceci est mon pays, ma région, mon continent, et j’y reste non pas en dépit, mais partiellement en raison même de ces taxes élevés – et de la solidarité qu’elles permettent de réaliser.

Cette stratégie est-elle compatible avec la première ? Il est logiquement possible d’être à la fois un bon patriote (à niveaux multiples d’ailleurs) et un bon mondialiste (c’est-à-dire un partisan d’une mondialisation d’une part du pouvoir démocratique). Mais il ne faut pas se cacher, il faut au contraire anticiper, les tensions qui apparaîtront. Je n’en mentionne rapidement qu’une. D’un côté, les conditions politiques d’une redistribution transnationale importante au niveau mondial ou européen incluent l’existence d’un réseau d’interaction multiforme, dense, qui lui-même n’est pas possible sans une langue commune, qui sera inévitablement l’anglais. D’un autre côté, une adhésion, un attachement à une « patrie » aura d’autant plus tendance à être et rester forts que la langue et, partant, la culture de cette patrie jouiront d’une protection ferme qui leur permettra de conserver leur spécificité. Est-il possible de renforcer drastiquement le rôle de la lingua franca et de protéger vigoureusement les langues nationales ? Je le crois. Mais à long terme, ce ne sera pas partout facile, principalement en raison du phénomène de migration asymétrique du capital humain mentionné plus haut, que la diffusion de la lingua franca aura tendance à augmenter de jour en jour.

Nous sommes tous des Talibans !

Je viens ainsi d’indiquer comment une forme de patriotisme peut faire sens même dans une perspective ultimement et indissociablement universaliste et individualiste. Je viens d’indiquer, en d’autres termes, comment la valorisation d’une communauté, de sa culture, de sa langue peut se justifier comme instrument de réalisation de la justice comme maximin soutenable étendu à tous les membres de l’espèce humaine. (Voir aussi Van Parijs 1993, 1995b et 2003.) Avant de conclure, je voudrais encore vous indiquer comment les événements du 11 septembre et leur suite m’ont amené à me demander si la place ainsi faite aux communautés nationales et culturelles, aux « peuples », dans ma conception de la justice globale était bien adéquate, s’il ne fallait pas après tout adopter quelque chose qui se rapproche davantage de la conception de la justice mondiale comme justice inter-nationale, comme justice entre peuples, brièvement évoquée et sommairement écartée antérieurement. J’ai été informé des attentats le matin du 11 septembre alors que je me préparais à faire une conférence à Vancouver, d’où je devais me rendre à New York le 13. Je ne suis jamais arrivé à New York et suis resté coincé à Vancouver dix jours avec dans mon studio une TV devant laquelle j’ai passé plus d’heures en une semaine que je n’en passe habituellement en un an. Ce que j’y ai vu et qui m’a fait réfléchir à nouveaux frais à cette dimension collective de la justice mondiale, ce n’est pas ce qui y a le rapport le plus explicite ou le plus évident. Ce n’est pas par exemple le gouverneur de l’Etat de New York répétant fièrement ce que lui avait dit un pompier retournant courageusement là où ses collègues venaient de périr : « What do you think ? I’m a New Yorker ! ». Ce n’est pas non plus le doyen d’une business school d’Atlanta interrogé sur la réponse adéquate à une chute éventuelle de la bourse et répondant du tac au tac : « Patriotism ! Buy American… Or buy British. We know who our friends are… ». C’est plutôt cet Africain musulman adossé au mur lépreux d’une masure de la banlieue de Nairobi et interrogé par un journaliste de la BBC sur ce qu’il pensait d’Osama Ben Laden. La réponse fuse, sans l’ombre d’une hésitation : « He’s a hero ! » Pourquoi ?

Une part de la réponse se trouve sans doute dans une séquence d’interview de Ben Laden antérieure au 11 septembre et diffusée alors par une chaîne américaine. Il y explique son combat contre le régime saoudien, gavé et protégé par le gouvernement et les groupes pétroliers américains en contrepartie de l’exploitation, au profit des USA, de richesses minérales qui pourraient être utilisées, dit-il, au profit de centaines de millions de musulmans pauvres. Mais là n’est sans doute pas l’essentiel de la réponse aux pourquoi de ce « He’s a hero ! » et de ce que les médias du monde auraient pu, pourraient encore, recueillir de milliers, voire de millions d’autres bouches si elle pouvaient, si elles osaient, s’exprimer devant eux. L’essentiel me semble plutôt devoir être cherché dans une analogie avec cette affirmation étonnante présentée et étayée dans un papier tout récent du politologue de Stanford de David Laitin, que j’étais précisément supposé discuter lors de ma réunion annulée de New York. Dans un papier rédigé avec son collègue de Chicago James Fearon, Laitin (2001) part du constatque la majorité des rébellions violentes contre l’autorité de l’Etat est le fait de sons of the soil, c’est-à-dire de ces « fils du terroir », de ces populations autochtones faisant face à une migration importante, tantôt spontanée, tantôt organisée, provenant d’une partie de l’Etat ethniquement (et donc en général linguistiquement) distincte et tendant à créer une nouvelle majorité locale peu soucieuse de s’assimiler (notamment par l’apprentissage de la langue) à la population originelle. Sous une forme plus ou moins aiguë et avec un timing plus ou moins décalé, bon nombre des conflits interethniques qui nous sont les plus familiers – de l’Euskadi à l’Ulster, de la Palestine au Kosovo, voire même, dans une variante ultra-soft, le déménagement forcé de l’Université qui m’emploie et la guéguerre des « facilités » linguistiques dans la périphérie bruxelloises – sont autant d’illustrations de cette même structure de base. Les Boeings dans les tours du WTC, c’est au moins en partie la version macrocosmique des cailloux de l’intifada. C’est la réaction désespérée d’un groupe, d’un fragment de peuple, d’une bribe de civilisation, contre les menaces qui pèsent sur leur mode de vie traditionnel, sur une part essentielle de leur identité. C’est un sursaut enragé contre une américanisation, une homogénéisation du monde – généralement pacifique, mais invariablement arrogante – grâce à la combinaison puissante de la liasse de dollars et de l’oriflamme de la civilisation.

Cette interprétation suscite au moins deux interrogations. Au niveau des conflits locaux, la pacification passe , lorsqu’il n’est pas déjà trop tard, par des formules telles que la mise en œuvre d’un principe de territorialité linguistique, pleinement compatible avec le libre mouvement des personnes et le libre choix de la langue privée, mais exigeant de tous ceux qui s’installent sur un territoire d’avoir l’humilité d’en apprendre la langue. N’est-il pas concevable, à mesure que la mobilité transnationale devient petit à petit une possibilité réelle pour chacun, que l’on puisse similairement permettre à des cultures de préserver leurs différences, non seulement en protégeant vigoureusement leur langue ou en imposant un style architectural, mais aussi dans d’autres domaines comme les usages vestimentaires, voire l’exercice public de la religion. Où est la limite ? Dans un monde « globalisé », ne peut-on donner à des Etats territorialement définis la même latitude qu’à des associations volontaires dans un Etat national ? Non sans doute, mais la protection légitime de communautés culturelles territorialement définies va sans doute bien au delà de ce qu’un cosmopolitisme naïf leur concède.

La deuxième interrogation est plus fondamentale. Si une protection des cultures vulnérables importe à la réalisation d’un monde juste, est-ce vraiment seulement pour la seule raison instrumentale, suggérée tout à l’heure, qu’elle facilite les patriotismes, eux-mêmes requis pour rendre viable une solidarité intra-nationale généreuse dans un monde qui n’a pas encore pu hisser cette solidarité au niveau planétaire ? Ou bien est-ce parce qu’après tout parce que la justice mondiale n’est pas qu’une affaire de répartition des ressources et des possibilités entre les individus, mais aussi – comme pour Rawls (1993, 1999) – une question de respect entre les peuples, de reconnaissance mutuelle de leur valeur ? Je ne pense pas pour ma part qu’il faille faire ce saut , qu’il faille donner aux peuples, aux nations, un rôle fondamental, pas seulement instrumental dans un ordre mondial juste, même si celui-ci doit faire droit au respect de l’identité des personnes et pas seulement à la répartition équitable de leurs dotations en ressources. Derrière cette double interrogation se profile ainsi une conviction, à laquelle il me faut faire place, à côté des quatre convictions exprimées en commençant, pour articuler une conception de la justice qui ne soit pas seulement pertinente pour une société nationale relativement homogène, mais aussi pour le monde dans son ensemble – et pour des sociétés plurinationales. Cette conviction, je voudrais la reformuler, de manière quelque peu provoquante, comme suit.

Certes, nous sommes tous des « New Yorkais », au sens où nous n’avons pas de difficulté à nous identifier aux victimes des attentats et à leurs proches. Quelle que soit l’importance de savoir pardonner pour pouvoir un jour mettre en place un ordre mondial juste, un tel ordre ne pourra bien entendu pas s ‘accommoder du massacre impuni de millier d’innocents, moins que tout lorsqu’il se revendique de la supériorité d’une foi sur une autre. Certes aussi, nous sommes tous des « Américains », au sens où nous ommes nous aussi parmi les profiteurs d’une ordre mondial matériellement injuste, dont on peut considérer qu’il est au moins pour partie la cible des attaques du 11 septembre. Aucun ordre mondial juste ne pourra se passer d’une redistribution massive, récurrente non seulement des richesses fournies par la Terre, mais aussi bien plus largement des richesses produites sur la Terre. Mais nous sommes également tous des « Talibans », non pas certes au sens où nous approuverions, ni même simplement tolérerions, toutes leurs pratiques ; mais au sens bien plus restreint où nous considérons que la valeur d’une culture, d’un mode de vie, l’importance de les préserver, ne se mesurent pas à leur capacité de survivre spontanément aux assauts d’un capitalisme mondialisé – ni du reste aux assauts des missiles que celui-ci finance. Aucun ordre mondial juste ne pourra se passer d’institutions qui protègent mieux qu’aujourd’hui les cultures rendues vulnérables par l’effet conjugué des diverses facettes de la mondialisation.

Pour que justice se fasse, pour que justice ait quelque chance de se faire un jour, il ne suffit donc pas, loin s’en faut, de se sentir « New Yorkais » et d’en tirer les conséquences répressives. Il est à terme bien plus important d’avoir l’honnêteté de se reconnaître « Américain » et l’audace de se proclamer « Taliban », et d’en tirer à chaque fois les conséquences en matière de solidarité matérielle d’une part et de solidarité culturelle d’autre part – sans se cacher que ces deux soucis de solidarité peuvent parfois nous tirer dans des directions opposées. Toutes choses égales par ailleurs, une solidarité matérielle généreuse est en effet d’autant plus facile à réaliser durablement que la diversité culturelle, en particulier linguistique, est faible, les cultures et langues les plus fortes ayant écrasé les plus faibles.

Références
Akerlof, George A. 1982. « Labor Contracts as Partial Gift Exchange », in G.A. Akerlof, An Economic Theorist’s Book of Tales. Cambridge : Cambridge University Press, 1984, 145-74.
Badinter, Elizabeth & Badinter, Robert. 1988. Condorcet. Un intellectuel en politique. Paris : Fayard.
Ballestrem, Karl Graf ed. 2001. Internationale Gerechtigkeit. Opladen : Leske & Budrich.
Barry, Brian. 2001. Culture and Equality. Cambridge : Polity Press.
Beitz, Charles R. 1979. Political Theory and International Relations. Princeton (NJ) : Princeton University Press
Cohen, G.A. 1999. If You Are an Egalitarian, How Come You Are So Rich ? Cambridge (Mass.), Harvard University Press.
de Swaan, Abram. 2001. Words of the World. Cambridge : Polity Press.
Fearon, James D. & Laitin, David D. 2001. « Sons of the Soil, Immigrants and the State », Stanford University : Department of Political Science, 27p.
Moellendorf, Darrel. 2002. Cosmopolitan Justice. Boulder (Co) : Westview Press.
OECD. 2001. International Mobility of the Highly Skilled. Paris : OECD.
Pogge, Thomas. ed. 2001. Global Justice, special issue of Metaphilosophy 32 (1/2).
Rawls, John. 1971. A Theory of Justice, Oxford : Oxford University Press, 1972. [Traduction française : Théorie de la justice, Paris : Le Seuil, 1987.]
Rawls, John. 1993. « The Law of Peoples », Critical Inquiry 20, 36-68. [Traduction française : Le Droit des gens, Paris : Esprit, 1996.]
Rawls, John. 1999. The Law of Peoples. Cambridge (Mass.) : Harvard University Press.
Rawls, John. 2001. Justice as Fairness. A Restatement. Cambridge (Mass.) : Harvard University Press. [Traduction française : La Justice comme équité, Paris : La Découverte, 2003.]
Roland, Gérard, Vandevelde, Toon & Van Parijs, Philippe. « Autonomie régionale et solidarité : une alliance durable ? », in Autonomie, solidarité et coopération. Quelques enjeux du fédéralisme au 21e siècle, Ph. Cattoir & al. eds., Bruxelles : Bruylant & Louvain-la-Neuve : Academia, 2001, pp. 525-39.
Sen, Amartya. 1992. Inequality Reexamined. Oxford : Oxford University Press.
Sen, Amartya. 1999. « Global Justice. Beyond International Equity », in Global Public Goods (Inge Kaul, Isabelle Grunberg & Marc A. Stern eds.), Oxford University Press & UNDP, 116-125.
Shapiro, Carl & Stiglitz, Joseph E. 1984. « Equilibrium Unemployment as a Worker Discipline Device », in G.A Akerlof & Janet L. Yellen eds., Efficiency Wage Models of the Labor Market. Cambridge : Cambridge University Press, 1986, 45-56.
Van Parijs, Philippe. 1991. Qu’est-ce qu’une Société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Paris : Seuil.
Van Parijs, Philippe. 1993. « Rawlsians, Christians and Patriots. Maximin justice and individual ethics », European Journal of Philosophy 1 (3), 309-42.
Van Parijs, Philippe. 1995a. Real Freedom for All. What (if Anything) Can Justify Capitalism ? Oxford : Clarendon Press.
Van Parijs, Philippe. 1995b. Sauver la solidarité. Paris : Cerf.
Van Parijs, Philippe. 2000. « The Ground Floor of the World. On the Socio-Economic Consequences of Linguistic Globalisation », in International Political Science Review 21 (2), 217-233. (Traduction française : « Le rez-de-chaussée du monde », in Les défis de la globalisation. Babel ou Pentecôte, Jacques Delcourt et Philippe de Woot eds., Louvain-la-Neuve : Presses universitaires de Louvain, 2001, pp. 479-500.)
Van Parijs, Philippe. 2003. « Hybrid Justice, Patriotism and Democracy. A Selective Reply », Real-Libertarianism Assessed. Political Theory after Van Parijs (A . Reeve & A. Williams eds.), Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2003, pp. 201-16.
Van Parijs, Philippe ed. 2004. Cultural Diversity versus Economic Solidarity. Brussels : De Boeck Université (Bibliothèque scientifique Francqui).

Ce texte est largement basé sur une conférence organisée par la Fédération des Alumni de l’Université catholique de Louvain à l’Aula Magna de Louvain-la-Neuve le jeudi 13 décembre 2001 à l’occasion de l’attribution à Philippe Van Parijs du Prix Francqui 2001. Des versions modifiées en ont été publiées dans Ethique et Marché (F. Mertz ed.), Paris : L’Harmattan, 2004, et dans De l’Europe-Monde à l’Europe dans le Monde (K. Pomian ed.), Bruxelles : Larcier et De Boeck, 2004. Repris avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Un excellent article d’Alternatives Économiques

Un salaire maximum pour les dirigeants des entreprises recevant une aide de l’Etat : cette mesure, annoncée par Barack Obama mercredi 4 février dans le cadre du plan de relance américain, a le mérite de relancer le débat sur les rémunérations des grands patrons. Car les trente dernières années ont été marquées par une fantastique explosion des rémunérations des PDG et des acteurs de la finance. Cette évolution, injustifiable économiquement et inacceptable moralement, a joué un rôle majeur dans la crise que nous traversons actuellement.

La grande divergence », c’est le titre du chapitre que Paul Krugman, le prix « Nobel » d’économie 2008, consacre dans son dernier ouvrage (1) au formidable creusement des inégalités intervenu outre-Atlantique depuis les années 70. Il caractérise ainsi la période actuelle par rapport aux périodes antérieures de fortes inégalités: « Si l’Américain à haut revenu vers 1905 était par essence un baron de l’industrie qui possédait des usines, son homologue cent ans plus tard est un cadre supérieur immensément récompensé de ses efforts par des primes et des stock-options. »

Le jackpot des stock-options

Les Etats-Unis ont beaucoup de défauts, mais ils présentent au moins un avantage: ils ont une tradition ancienne d’information statistique de qualité. Notamment en matière de revenus et donc de mesure des inégalités. C’est ce qui a permis à Carola Frydman, d’Harvard, et à Raven E. Saks, de la Réserve fédérale, de reconstituer l’évolution des rémunérations des dirigeants des plus grandes entreprises du pays depuis 1936 (2). Les résultats sont spectaculaires. Entre 1936 et 1939, la rémunération moyenne des 150 dirigeants les mieux payés des 50 plus grandes entreprises américaines représentait 82 fois le salaire moyen. Entre 1960 et 1969, ce ratio était tombé à 39, après ce que Paul Krugman appelle la « grande compression », intervenue à la suite notamment de la mise en place par le président Franklin D. Roosevelt, après la crise de 1929, de taux d’imposition très élevés sur les plus hauts revenus.

Mais, après l’élection de Ronald Reagan en 1980, ce ratio est remonté en flèche pour atteindre 187 durant la décennie 90 et culminer à 367 au début des années 2000! Cette envolée est liée en particulier au développement d’un mécanisme de rémunération qui n’existait quasiment pas avant les années 50, mais concerne aujourd’hui 90% des patrons américains: les stock-options. Celles-ci, qui ne représentaient encore que 11% des rémunérations des 150 plus gros patrons américains dans les années 60, en pesaient 48% au début des années 2000. Du coup, alors que la rémunération directe des patrons américains n’a été, en moyenne, multipliée « que » par 3,1 en dollars constants entre les années 60 et le début des années 2000, leur rémunération totale est, elle, devenue 8,5 fois plus élevée…

Les données historiques rassemblées par Carola Frydman et Raven E. Saks s’arrêtent en 2003, mais l’histoire a continué. Après un passage à vide consécutif aux affaires Worldcom, Enron, etc., la rémunération des managers américains était repartie vers les sommets jusqu’à ces derniers mois. En 2007, selon une analyse de l’Associated Press sur les 500 sociétés du S&P 500, le PDG américain moyen avait touché 10,5 millions de dollars (7,7 millions d’euros), soit 2,6% de plus qu’en 2006. L’équivalent de 344 années de salaire moyen américain et 866 années de Smic états-unien…

Ironie de l’histoire: le PDG américain le mieux payé en 2007 était John Tain, PDG de la banque d’investissement Merril Lynch, avec un revenu annuel de 83 millions de dollars, soit 61 millions d’euros, 3 970 années de Smic français… Cela, juste avant que sa banque, emportée par la faillite de Lehman Brothers, ne soit rachetée en septembre dernier par Bank of America. Preuve, s’il en est besoin, de la faible corrélation entre le niveau de la rémunération des PDG et la qualité de leur gestion…

Article à lire sur le site d’Alternatives Économiques dans son intégralité

Rémunération annuelle moyenne des 150 personnes les mieux payées des 50 plus importantes entreprises des Etats-Unis, en millions de dollars constants de 2000 et rapportée au salaire moyen

remuneration-150 Revenus des dirigeants : la grande divergence

Rémunération moyenne des membres des équipes dirigeantes du CAC 40, en euros

remuneration-cac Revenus des dirigeants : la grande divergence

Le grand écart

salaires Revenus des dirigeants : la grande divergence

Pour l’économiste Thomas Piketty, les très hautes rémunérations sont économiquement inefficaces et socialement injustes ; elles menacent la démocratie. Pour les faire reculer, il faut les imposer lourdement.

Source : extrait d’Alternatives Économiques de janvier 2009

piketty Il faut taxer fortement les très hauts revenusLes rémunérations observées en haut de la distribution des revenus ont effectivement atteint un niveau extravagant. C’est un gros problème, pour l’économie, pour la démocratie, et je pense malheureusement qu’on n’est pas près d’en venir à bout. […]

J’en suis venu à penser que la seule solution serait de revenir à des taux marginaux d’imposition quasi confiscatoires pour les très, très hauts revenus. Imposer des taux marginaux de 80 %, voire 90 %, sur les rémunérations annuelles de plusieurs millions d’euros me semble inévitable, incontournable. Cela prendra du temps, mais je pense qu’on finira par en arriver là. Comment en suis-je venu à ce point de vue qui pourrait sembler fruste ou simpliste ? […]

En constatant l’incroyable timidité des réactions publiques dans la situation présente : il nous faut injecter des dizaines, voire des centaines de milliards d’argent public dans les banques,alors que ces mêmes banques ont versé et continuent de verser des rémunérations colossales aux dirigeants l’origine de cette déconfiture…

Il est tout de même inouï que ce soit le même Henry Paulson, secrétaire au Trésor de l’administration Bush, qui soit chargé de gérer les dizaines de milliards d’argent des contribuables destinés à renflouer les banques américaines alors qu’il a retiré personnellement 400 millions de dollars durant les dix ans qu’il a passés à Goldman Sachs !

taux-imposition1-300x284 Il faut taxer fortement les très hauts revenusRappelons ici ce que fut la réaction publique après 1929, suite à l’accession de Franklin D. Roosevelt à la présidence des Etats-Unis. Quand Roosevelt est élu à la Maison Blanche, en 1932, le taux marginal est de 25 % ; les années 20 ont vu également une explosion des hautes rémunérations. En trois étapes, Roosevelt fait passer le taux marginal à 63 % en1932, 79 % en 1936, puis 91 % à partir de 1941, un niveau qui sera maintenu jusqu’en 1965, où il est ramené à 77 %. Et, quand Ronald Reagan est élu président, en 1980, le taux marginal d’imposition est encore de 70 %. C’est ainsi qu’entre 1932 et 1980, le taux marginal d’imposition applicable aux plus hauts revenus a été supérieur à 80 %, en moyenne. Pendant un demi-siècle. Et cela ne se passe pas en Union soviétique, mais aux Etats-Unis d’Amérique !

La leçon de cette histoire est que ce niveau d’imposition marginale n’a pas tué le capitalisme, ni mis au pas les droits de l’homme. Une leçon bonne à rappeler dans un moment où l’on nous explique, pour justifier le bouclier fiscal, que c’est un droit de l’homme fondamental de ne pas payer plus de 50 % d’impôts quand on perçoit des bonus de plusieurs millions d’euros. Eh bien, on a fait tout autrement durant un demi-siècle sans que le capitalisme et la démocratie s’en soient moins bien portés pour autant. Bien au contraire. […]

Je pense effectivement que le système rooseveltien avait beaucoup de vertus au vu du cycle que nous avons connu depuis le début des années 80. Il s’est traduit par une baisse massive de la progressivité de l’impôt aux Etats-Unis, puis dans les pays européens, suivie d’une explosion des hautes rémunérations et des inégalités salariales. Et il se conclut aujourd’hui en apothéose par cette crise majeure dont l’origine est clairement liée aux évolutions antérieures. Tout cela devrait nous faire réfléchir et je pense qu’on ne parviendra pas à mettre fin à cette logique sans modifier l’imposition. […]

L’enjeu n’est pas d’appliquer un taux d’imposition confiscatoire au premier cadre ou créateur d’entreprise dont les revenus sortent un peu de la moyenne. En 1932, le taux supérieur de Roosevelt s’appliquait aux revenus annuels supérieurs à 1 million de dollars de l’époque, soit 10 millions de dollars d’aujourd’hui ! A partir de 1941, le taux supérieur de 91 % s’est appliqué aux revenus supérieurs à 200 000 dollars de l’époque, soit 2 millions de dollars d’aujourd’hui, puis s’est stabilisé autour de ce niveau. Sans donner de seuil précis, l’idée est d’appliquer ces taux à des revenus véritablement très élevés et fixer ainsi une borne qui réduise drastiquement, à partir d’un certain niveau, l’incitation à se servir dans la caisse. […]

Le système est tel que quand vous vous engagez dans des opérations à haut risque et que ça marche, vous gagnez des millions,voire des dizaines de millions d’euros. Et quand ça ne marche pas, non seulement vous ne perdez rien, mais c’est l’entreprise qui paye, à travers la masse de ses salariés, ou pire, ce sont les contribuables qui sont mis à contribution. Pas besoin d’aller plus loin pour comprendre l’origine des comportements insensés observés dans la finance ces dernières années. […]

L’argument massue avancé par les défenseurs d’une faible fiscalité sur les très hautes rémunérations est qu’il faut récompenser les gens qui font vraiment fortune grâce à leur travail. Or, ces working rich sont-ils plus efficaces ? Aucune étude ne permet d’étayer cette idée. De nombreuses études montrent au contraire qu’au-delà d’un certain niveau, les rémunérations des dirigeants ne sont guère corrélées aux résultats de leur action. […]

Enfin, quitte à me répéter, on ne peut pas faire l’impasse sur la crise actuelle : c’est tout de même la preuve patente que ces rémunérations astronomiques ont suscité des choix qui nous contraignent d’injecter des centaines de milliards d’argent public pour sauver le capitalisme. C’est une démonstration grandeur nature du caractère inefficace des bonus en tout genre et du fait que cette explosion des hautes rémunérations relève tout bêtement d’une captation pure et simple de la richesse parle groupe dirigeant. […]

Ce sont les comités de rémunération, formés eux-mêmes d’autres dirigeants, qui fixent les rémunérations des dirigeants. Ils observent la moyenne des rémunérations dans les autres entreprises et si le dirigeant est plutôt bon – et il n’y a pas de raison qu’il ne le soit pas car cela signifierait que ceux qui l’ont recruté et qui l’évaluent ne le sont pas –, on lui accorde un revenu plutôt au-dessus de la moyenne, ce qui fait mécaniquement monter celle-ci pour le plus grand bénéfice de tous. Il n’y a donc plus de point de référence objectif, ni de force de rappel. […]

Tout cela aboutit à une situation totalement insupportable du point de vue de la justice sociale. Comment pouvez-vous oser expliquer aux gens qu’il faut introduire des franchises médicales afin de faire des économies de quelques euros sur les remboursements de Sécurité sociale et, dans le même temps, dire qu’il faut absolument laisser la moitié de leurs revenus aux personnes qui gagnent des dizaines de millions d’euros ? C’est évidemment totalement impossible à comprendre, et même si cela ne concerne qu’un nombre relativement réduit de personnes, c’est clairement une menace pour le fonctionnement de la démocratie.

Tiens, quelques chiffres pour aujourd’hui. Mais peu, et simple, restez-là ! Alors, questions pour des champions !

Question 1 : Quel est le salaire mensuel net médian en France en 2006 ?

C’est à dire le salaire qui sépare en deux moitiés identiques la masse des salariés (50 % gagnent plus, 50 % gagnent moins) ?

Réponse 1 : 1 550 € net par mois.

Maintenant, plus dur.

Question 2 : Quel est le salaire mensuel net du premier décile en France en 2006 ?

C’est à dire le salaire qui sépare les 10 % des salariés qui gagnent le moins des 90 % qui gagnent le plus ?

D’après vous ?

Réponse 2 : 1 060 € net par mois, soit 70 % du salaire médian.

Question 3 : Quel est le salaire mensuel net du dernier décile en France en 2006 ?

C’est à dire le salaire qui sépare les 90 % des salariés qui gagnent le moins des 10 % qui gagnent le plus ?

D’après vous ?

Réponse 3 : 3 080 € net par mois, soit deux fois le salaire médian. Et environ trois fois le salaire du premier décile.

Plus étonnant, non ? Personnellement, je m’attendais à plus…

Voici le détail :

Déciles 2006
D1 1 060
D2 1 186
D3 1 297
D4 1 417
Médiane 1 555
D6 1 727
D7 1 957
D8 2 324
D9 3 084
D9/D1 2,9

Et au niveau du patrimoine alors ?

Je vous évite le quiz, pour passer directement aux résultats :

Déciles 2003
D1 354
D2 2 137
D3 8 357
D4 30 843
D5 76 835
D6 116 801
D7 155 295
D8 204 937
D9 298 051
D10 755 406
D10/D1 2100

Et oui : 10 % de la population a un patrimoine moyen de 350 €.

Et 40 % de la population a un patrimoine inférieur à 10 000 €.

Cela relativise beaucoup, surtout quand on voit le patrimoine des 10 % les plus riches, soit 755 k€.

On se demande du coup, si, au niveau des revenus, l’agrégation par décile ne cache pas d’autres phénomènes. Continuons donc à zoomer dans les revenus plus riches (graphiques Camille Jourdan – cliquez pour agrandir) :

Revenus+2 CDG 20 : quelques chiffres sur les inégalités...

Revenus+3 CDG 20 : quelques chiffres sur les inégalités...Alors, là, ça devient très impressionnant !

Là où le salaire de 90 % de la population n’a augmenté en euros constants sur 7 ans que de 0,4 % par an, celui des 3 500 Happy Few les plus riches a augmenté lui de 6 % par an.

Et ces derniers ont un revenu total annuel de 1 500 000 €, en hausse de 42 % sur 7 ans, contre 18 000 € pour 90 % de la population, qui n’a augmenté lui que de 4 %.

Sans grand commentaire… Cela va d’ailleurs rendre les posts suivants insupportables…

Pour les personnes voulant creuser, je vous propose deux articles :

Les hauts revenus en France (1998-2006) : Une explosion des inégalités ? de Camille Landais

et
Inégalités de salaires et de revenus,la stabilité dans l’hétérogénéité de Gérard Cornilleau

et vous renvoie vers l’observatoire des inégalités.

Toutefois, pour que nous retrouvions le moral, n’oublions pas que nous sommes dans un pays développé… Un petit tour sur Global Rich List va aider à relativiser…

I’m the 54,039,829 richest person on earth!logo CDG 20 : quelques chiffres sur les inégalités...
Discover how rich you are! >>
« J’ai compris qu’il ne suffisait pas de dénoncer l’injustice, il fallait donner sa vie pour la combattre » [Albert Camus]

P.S. Merci à Ahmed pour m’avoir soufflé l’idée de ce post…

robin-des-bois