Un excellent article du Canard enchainé du 10 décembre 2008 (Je vous rappelle
qu’acheter le Canard enchainé est bon pour la démocratie)
Plus d’un demi-million de gardes à vue
Flics et gendarmes mettent au trou pour un oui ou pour un non. Sanction sans jugement ? Indice d’efficacité des services ? Les gardes à vue servent à tout, sous l’oeil indifférent des procureurs, qui ne contrôlent rien…
En cinq ans, le nombre des gardes à vue a augmenté de 54 % ! Résultat : 560 000 personnes mises à l’ombre. Elles ont ainsi eu le privilège de s’initier aux joies de cette exception française qui permet aux flics d’enfermer n’importe qui, si bon leur semble.
En 2003, après une rafale de bavures, Sarko, alors ministre de l’Intérieur, s’était ému de la situation. Dans une instruction en date du 11 mars, il constatait que « trop souvent encore, les conditions dans lesquelles se déroulent les gardes à vue sont insatisfaisantes, en termes de respect de la dignité des personnes. Cette situation n’est pas à l’honneur de notre pays. Elle n’est pas admissible dans la patrie des droits de l’homme ».
Sauf qu’il faut faire du chiffre. Le 2 février 2007, dans une note remise aux directeurs départementaux, le ministère de l’Intérieur expliquait que le nouveau taux d’efficacité de l’activité policière serait dorénavant calculé en fonction du nombre de gardes à vue (GAV). Traduction immédiate, sous les casquettes : plus on met de clients au chaud, plus les chefs seront contents.
Une bonne « GAV » peut avoir d’autres vertus. Couvrir un début de bavure, par exemple. Il suffit d’accuser de rébellion, d’incitation à l’émeute ou d’outrage le clampin que l’on a un peu secoué, un jour de mauvaise humeur. Ça fait monter les statistiques, et ça défoule. Que du bonheur ! Les procédures pour « outrage » ont, elles aussi, explosé.
Pourtant, une garde à vue, selon le Code de procédure pénale (on l’avait oublié, celui-là), ne sert pas à faire reluire l’activité policière. Encore moins à punir, avant tout jugement, le malappris qui a manqué de déférence envers l’uniforme. C’est, en théorie, une mesure purement technique qui consiste à retenir de force une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction. Autrement dit, celui qui répond à une convocation ne devrait jamais être placé en garde à vue. Pas plus que celui qui accepte de suivre gentiment la patrouille.
Tout cela doit naturellement se faire sous contrôle. De qui ? Des magistrats du parquet ! Le procureur, dit la loi, doit être informé « dès le début de la garde à vue ». Et il a le devoir de visiter régulièrement tous les lieux **où des personnes sont retenues. Mais que le flic de base se rassure : il s’agit d’un texte qui sert juste à amuser les étudiants en droit.
Le résultat est à la mesure de la vigilance de la justice : voici donc, choisis parmi des milliers d’histoires, quelques échantillons de cet entrain policier au travail.
Brigitte Rossigneux et Dominique Simonnot
Gardes à vue musclées : il n’y a pas que les journalistes! Témoignages…
- Le 31 juillet 2008, Sylvain Garrel, conseiller municipal Vert du XVIIIème arrondissement de Paris, convoqué au commissariat pour « affaire le concernant ».
Je me pointe à 10 heures du matin. J’avais fait plusieurs demandes, en tant qu’élu, pour visiter les locaux et contrôler les conditions de garde à vue. Aucune réponse. En arrivant, j’apprends que je suis… en garde à vue, en attendant d’être confronté à un témoin. Lors d’une manif contre un projet immobilier dans mon quartier, on m’aurait aperçu en train d’abimer une dalle de béton sur le chantier. J’ai toujours nié et je fais remarquer que c’est une mesure inutile : je suis venu spontanément et suis disposé à revenir à l’arrivée du témoin. Mais les policiers refusent de me lâcher. Les poulets ont accepté de passer un coup de fil à ma femme car j’étais censé aller chercher mon fils de 4 ans à l’école. Mon contradicteur a rappliqué à 19 heures. Je suis sorti à 21 heures. Depuis, plus aucune nouvelle de cette histoire.
- Le 20 août 2008, Jean-François de Lauzun, 58 ans.
Je rentrais chez moi, à Versailles. Il était 19 h 30 et, comme c’était désert, j’ai traversé sans faire attention au feu. Une policière, très agressive, me fait remarquer que le petit bonhomme était rouge. Je passe mon chemin. Mais elle me rattrape et me demande mes papiers. Le contrôle d’identité s’éternise, avec consultation des fichiers centraux. Quelques personnes observent la scène. Plusieurs d’entre elles prennent ma défense. Ce qui leur vaut d’être à leur tour contrôlées. Je finis par rentrer chez moi, croyant l’incident clos.
Mais, à 22 h 15, on sonne.Fatigué, je me suis couché tôt. J’enfile une robe de chambre et me retrouve devant les policiers, qui ont une convocation pour moi. Je leur fais remarquer que ce n’est pas une heure pour venir chez les gens. J’ajoute que les proportions prises par cette histoire sont ridicules et évoque des « méthodes totalitaires ». On me signifie alors que je suis en garde à vue. J’aurais « incité à l’émeute » lors du contrôle !
Je suis menotté, emmené en pyjama, enfermé dans une cellule qui sent l’urine. Je comprends vite pourquoi. Par deux fois, on me refuse l’accès aux toilettes et je dois me soulager dans un coin. L’interrogatoire se passe avec une menotte attachée à la chaise. Je suis libéré dans l’après-midi.
Depuis, j’y pense tout le temps. Je n’ai aucune nouvelle depuis trois mois.
- Le 21 juillet, à Paris, Pierre Conley, 28 ans.
Je prenais un verre avec ma petite amie suédoise au soleil couchant, après un pique-nique au square du Vert-Galant. Deux hommes surgissent de derrière un saule-pleureur. Je fumais une cigarette de tabac roulé. Ils me demandent si c’est un joint. Je leur réponds que je n’en fume jamais, mais, à ma grande surprise, ils exigent que je les suive pour un contrôle intégral. Très agressifs, ils me tirent, en me tordant le bras. Je prends peur et appelle au secours. Ils me plaquent au sol. J’ai l’impression qu’on m’étrangle. Leurs collègues déboulent. Je suis en règle mais ils décident de m’emmener au poste de la rue du Louvre, où l’on me menotte. Au bout d’une heure, je suis conduit au commissariat Saint-Honoré pour un éthylotest électronique. Taux d’alcoolémie négatif : 0,13 g !
On me ramène rue du Louvre. Quand je demande si ça doit durer encore longtemps, on me répond : « Vous n’allez pas nous casser les couilles toutes les deux minutes. » Après quatre heures de ce traitement, on enlève mes menottes. J’apprends que je suis accusé d’« incitation à l’émeute » pour avoir appelé au secours. J’ai écrit à l’IGS (Inspection générale des services). Pas de réponse. Et à Michèle Alliot-Marie, qui, elle, m’a assuré par courrier de « son entière détermination à intensifier toujours plus la formation des policiers, en particulier en matière de déontologie. »
- Le 28 septembre, à Paris, Augusta, 53 ans.
Vers midi, au métro Château-Rouge, les vendeuses à la sauvette criaient : « Maïs tso ! Maïs tso », au lieu de « chaud », et ça m’a fait rire. Je venais d’acheter un épi au KFC Ménilmontant. J’ai vu les filles courir et trois policiers s’avancer « Vos papiers !» J’ai tendu ma carte d’identité française. Ils voulaient voir mon sac. « Il est interdit d’acheter ce maïs ! – Pourquoi ? – C’est un délit. – Mais je l’ai acheté au magasin. – Vous êtes en état d’arrestation ! », coupe une policière.
J’ai discuté : « Bien que d’origine nigériane, je ne vends rien… Rendez-moi mes affaires. » Un policier m’a alors attrapée par le bras et envoyé deux coups de botte dans les jambes. J’ai chuté, ventre à terre, son genou appuyant sur mon dos. Je me suis débattue, mon pagne s’est ouvert, j’étais à moitié nue au milieu des badauds, qui criaient, sifflaient et filmaient. Les policiers leur ont lancé des lacrymos, même sur une femme et son bébé. Ils m’ont menottée, emmenée dans une cellule, au commissariat du XVIIème.
A 14 heures, une policière me demande si je sais lire. J’ai répondu qu’étant diplômée de l’American University of Texas et de l’American University of Paris, oui, je savais lire et écrire… A 17 heures, l’avocate est arrivée et, une heure plus tard, on m’a amenée, menottée, à l’hôpital. Le médecin a constaté des hématomes. Le lendemain, à midi, un policier est venu me libérer à l’ hôpital. Je suis accusée d’« outrages et rébellion ». J’ai porté plainte.
Je reprendrais pour finir le commentaire de Sébastien Fontenelle sur son blog, sur le cas d’Augusta :
Je doute que Jean-Claude Magendie, » premier président de la cour d’appel de Paris « , se précipitera pour demander » toute précision utile sur les conditions qui » auront » entouré » ton interpellation – comme il vient de faire pour Vittorio de Filippis .
De la même façon : je ne suis pas (du tout) certain que » le président de tribunal de Paris, Jacques Degrandi « , lancera un (courageux) appel à respecter partout le » principe constitutionnel de proportionnalité qui régit les mesures de contraintes » – comme il a fait hier pour Vittorio de Filippis .
Je dirais que le récit d’Augusta est un peu énervant.
Je dirais que le récit d’Augusta est même plus énervant que le récit de Vittorio (de Filippis).
(Toutes choses égales, par ailleurs.)
Il a été, parmi d’autres, publié mercredi. En as-tu entendu parler, dans la presse qui s’est il y a dix jours levée pour Filippis ?
Ah ben non, tiens couillon : Augusta, je le crois, n’est pas si barbichue que sa mésaventure puisse mobiliser nos si preux journaleux.
20minutes.fr n’a que je sache rien publié sur l’histoire d’Augusta, interpellée, déshabillée, humiliée.
Étienne » Figaro » Mougeotte n’a pas hurlé (du tout) que le sort fait à Augusta était : » Intolérable ! «
J’ai lu 160.000 papiers sur l’ » affaire Filippis « .
J’ai lu un seul papier (celui du Le Canard enchaîné ) sur l’affaire Augusta.
Et je suis très sincèrement désolé pour Filippis – mais le compte n’y est pas, de sorte qu’il faudrait maintenant que les journaleux cessent de nous tenir pour des gro(sse)s con(ne)s, et de caqueter qu’ils ne réclament rien de particulier pour eux-mêmes, et de ululer que l’ » affaire Filippis » est (tellement) » symptomatique » des malheurs du simple quidam.
Dans la vraie vie : c’est l’interpellation d’ » Augusta, 53 ans « , qui est symptomatique – pour ce qu’elle révèle (ou confirme) de coutumière tartuferie politico-médiatique.
L’ » affaire Filippis » démontre une chose, et une seule : c’est que les coteries pressiques, si promptes à s’ériger en ligues de vertu outragées quand des flics osent rudoyer l’un des leurs, continuent de regarder ailleurs, quand les mêmes s’en prennent à qui n’est pas de leur (tout, tout, tout) petit monde.
Il y aura tout à l’heure d’autres Augusta – mais nos crânes défenseurs des droits du gardé à vue barbichu sont déjà retournés à l’indifférence des classes protégées : le système est ainsi conçu qu’ils ne s’en rendent même pas (tous) compte.